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La source immédiate de tous ces dangers est bien connue. Une espèce récemment arrivée du Moyen En delà, Homo Sapiens, a fondé le Domaine Straumli. Nous sommes portés à croire les théories proposées dans certains messages […], selon lesquelles les chercheurs de Straum auraient expérimenté avec quelque chose dans les Shortcuts, sans se douter que la recette était une perfidie auto-amorçable issue d’une époque plus ancienne. Il se peut en effet qu’un quelconque perdant d’un âge révolu ait implanté des instructions dans le Réseau (ou dans une quelconque archive perdue) à l’intention de ses propres descendants. C’est la raison pour laquelle toute information concernant Homo Sapiens nous intéresse.

Le lendemain, Amdi partit pour le plus long voyage de sa jeune existence. Emmitouflés dans des blousons épais, ils descendirent, par de longues rues pavées, jusqu’au détroit dominé par le château. Messire Acier ouvrait la voie sur un chariot tiré par trois kherporcs. Il avait fière allure avec ses jaquettes à rayures rouges. Des gardes à la fourrure blanche les escortaient de chaque côté, et l’austère Tyrathect formait l’arrière-garde. L’aurore boréale était la plus brillante qu’Amdijefri eût jamais vue. Elle éclairait plus, dans l’ensemble, que la pleine lune posée sur l’horizon nord. Des stalactites de glace pendaient sous les avancées des toitures, quelquefois jusqu’au sol, comme des colonnes mordorées dans la lumière féerique.

Quand ils prirent les bateaux pour traverser le détroit, l’eau glissa comme de la pierre liquide noire et glacée le long des coques. Arrivés de l’autre côté, ils virent se profiler au-dessus d’eux la colline du Vaisseau des Étoiles, plus haute que tous les châteaux du monde. Et chaque minute leur faisait découvrir de nouveaux enchantements, de nouveaux univers.

Il leur fallut une demi-heure pour atteindre le sommet de cette colline, bien que leurs chariots fussent tirés par de puissants kherporcs et que personne, dans leur troupe, n’allât à pied. Amdi regardait avidement dans toutes les directions, fasciné par le paysage qui s’étalait, éclairé par l’aurore boréale, au-dessous d’eux. Au début, Jefri semblait tout aussi impressionné ; mais lorsqu’ils atteignirent le sommet, il cessa de s’intéresser au paysage et se tourna vers son ami pour l’agripper si fort que celui-ci en eut mal aux côtes.

Messire Acier avait édifié un abri autour du vaisseau stellaire. À l’intérieur, l’air était immobile et légèrement plus chaud. Jefri se tenait au pied de l’escalier tournant, levant les yeux vers la lumière qui sortait à flots par la porte ouverte. Amdi le sentit frissonner.

— Il a peur de sa propre machine volante ? interrogea Tyrathect.

Amdi avait maintenant appris à bien connaître les peurs de son ami ainsi que la plupart de ses désespoirs.

Qu’est-ce que je ressentirais si messire Acier se faisait assassiner ?

— Non, répondit-il. Il n’a pas peur. Mais ça lui rappelle ce qui est arrivé.

— Dites-lui que nous pouvons revenir, fit gentiment Acier. Il n’est pas obligé d’y entrer aujourd’hui.

Jefri secoua la tête lorsque la suggestion lui fut communiquée. Il ne répondit qu’au bout d’un moment.

— Il faut que j’aille jusqu’au bout. Que je sois courageux.

Il commença à grimper lentement l’escalier, en s’arrêtant à chaque marche pour s’assurer que tout Amdi le suivait. Les chiots étaient partagés entre le souci qu’ils se faisaient pour lui et leur désir de courir comme des fous pour découvrir de fascinants mystères.

Ils franchirent la porte et se retrouvèrent dans l’univers extraordinaire des deux-pattes, où régnait une étrange lumière bleue, où l’air était aussi chaud qu’à l’intérieur du château et où les attendaient des dizaines de formes mystérieuses. Ils s’avancèrent jusqu’au fond de la grand-salle. Messire Acier passa plusieurs têtes à l’entrée. L’écho de ses pensées résonna douloureusement autour d’Amdi.

— J’ai fait capitonner les murs, mais même ainsi il vaut mieux que nous ne soyons pas deux en même temps dans cet endroit.

— Euh… oui.

Il y avait une réverbération extraordinaire, et les pensées d’Acier étaient étrangement violentes.

— Je compte sur vous, continua Acier, pour protéger votre ami et me faire part de tout ce que vous verrez.

Il recula, ne laissant plus qu’une tête pour les observer depuis l’entrée.

— Oui, oui. Bien sûr.

C’était la première fois que quelqu’un, à l’exception de Jefri, lui disait qu’il avait besoin de lui.

Jefri fit silencieusement le tour de la salle où son ami dormait dans tous les coins. Il ne pleurait plus, et la peur viscérale et silencieuse qui l’étreignait souvent l’avait quitté. C’était comme s’il avait du mal à croire qu’il se trouvait vraiment dans un tel endroit. Il caressa au passage quelques sarcophages, en regardant les visages à l’intérieur.

Tous ces amis. Qui attendent d’être réveillés. À quoi ressembleront-ils ?

— Les murs… Je ne me souviens pas qu’ils étaient comme ça, dit-il en touchant le capitonnage épais installé par Acier.

— C’est pour que cet endroit ne soit pas trop assourdissant, expliqua Amdi.

Il écarta un panneau, curieux de voir ce qu’il y avait derrière. Juste un mur vert, dont la texture ressemblait à la fois à la pierre et à l’acier. Mais il était couvert de petites protubérances et de traînées grisâtres.

— Qu’est-ce que c’est ?

Jefri était en train de regarder par-dessus son épaule.

— Hum… Rien d’autre que de la moisissure. Elle s’est étendue. Messire Acier a bien fait de tout recouvrir.

Le jeune humain s’éloigna lentement. Amdi s’attarda quelques secondes. Il approcha plusieurs têtes de la substance. Les champignons et les moisissures posaient continuellement des problèmes dans le château. Il fallait toujours nettoyer. Chez certains, c’était même une manie, à son avis. Il ne trouvait pas la moisissure répugnante. Il y en avait sur les roches les plus dures. Et cela l’avait toujours intéressé. Parfois, les plaques faisaient un centimètre d’épaisseur, et elles avaient des formes contournées, comme de la fumée solidifiée.

La partie de lui qui traînait en arrière vit que Jefri était entré dans la cabine intérieure. Il le suivit, non sans une certaine réticence.

Ils ne restèrent, la première fois, qu’une demi-heure à bord du vaisseau. Dans la cabine intérieure, Jefri alluma des fenêtres magiques qui donnaient sur toutes les directions à la fois. Amdi écarquillait les yeux. Il était au paradis.

Pour Jefri, ce n’était pas la même chose. Il se laissa tomber dans un hamac et contempla les commandes. Progressivement, ses traits se détendirent.

— Je… J’aime bien cet endroit, fit Amdi d’une voix hésitante.

Jefri fit osciller doucement son hamac.

— Oui, dit-il avec un soupir. J’avais peur, mais maintenant que je suis ici je me sens plus proche de…

Il tendit la main pour caresser le panneau voisin du hamac.

— C’est mon père qui a posé le vaisseau ici. Il était assis juste à cet endroit…