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Ce fut un choc. Il m’avait déjà dit le premier jour qu’il avait l’intention de guider l’Arabie vers la loi d’un dieu unique et d’un roi invincible ; et maintenant, je pense savoir qui sera ce roi invincible.

Les paroles moqueuses de Nicomedes une semaine plus tôt me revinrent à l’esprit : Alors, comme ça, vous fréquentez les fous, Corbulo ?

L’emportement de Mahmud, alors que nous étions tranquillement assis autour de ma table, faisait penser à un accès de folie. Qu’un obscur marchand de ce désert soit à la fois un mystique et un rêveur était déjà étonnant en soi ; mais maintenant, en soulevant un voile, il révélait une personnalité de guerrier-roi nichée en lui. C’était énorme. Ni Alexandre de Macédoine, ni Jules César, ni l’empereur Constantinus ne s’étaient vantés de posséder autant d’âmes différentes en un seul homme, comment Mahmud, fils d’Abdallah, le pouvait-il ?

Un moment plus tard il s’apaisa et tout redevint calme comme auparavant.

Il y avait une flasque de vin sur la table à portée de main, un bon vin tunisien sirupeux que j’avais acheté au marché la veille. Je m’en versai une coupe pour calmer l’effet du coup de tonnerre que son discours enfiévré avait produit. Il sourit et tapota la flasque. « Vous savez, je n’ai jamais vraiment bien compris l’intérêt de cette chose. Pour moi, c’est gâcher du bon raisin que d’en faire du vin.

— Les opinions varient sur ce sujet. Mais qui peut se vanter d’avoir raison ? Laissons ceux qui aiment le vin en boire, les autres ne sont pas obligés de les imiter. » Je levai ma coupe devant lui. « Celui-ci est vraiment excellent pourtant. Vous êtes bien sûr de ne pas vouloir le goûter ? »

Il me foudroya du regard comme si je venais de lui proposer une coupe de poison. Je suppose que Mahmud, fils d’Abdallah, ne sera jamais un buveur, qu’il en soit ainsi après tout. Car, finalement, Horatius, cela en fait plus pour les autres, hein ?

« Alors, comment se porte votre ami Mahmud ? demanda Nicomedes le Paphlagonien, au cours du repas suivant qui nous réunit. A-t-il réussi à vous faire prosterner devant Allah ?

— Je ne suis pas près de me prosterner devant les dieux », dis-je avant d’ajouter prudemment : « Il semble s’inquiéter de la présence ici de vos concitoyens.

— Il a peur que nous ne prenions le pouvoir, peut-être ? Il devrait pourtant nous connaître depuis le temps. Si Augustus et Trajan n’ont pas réussi à envahir ce pays, comment peut-il imaginer qu’un monarque aussi sensé que Maurice Tiberius le fasse ?

— Ce n’est pas une invasion militaire qu’il a en tête, Nicomedes. Il craindrait plutôt une infiltration commerciale. »

Nicomedes ne parut pas désarçonné. « Il a tort. Je ne nie pas, mon cher Corbulo, que nous cherchons à multiplier nos activités dans la région. Mais je ne vois pas en quoi cela perturbe Mahmud et les siens. Nous ne grignotons pas sa part du gâteau. Nous voulons simplement augmenter la taille du gâteau. Vous connaissez l’adage des Phéniciens : « La marée montante soulève tous les bateaux. »

— On n’apprend plus la rhétorique dans les écoles grecques ? Le gâteau ? Les bateaux ? Vous vous égarez dans les métaphores, il me semble. De plus, l’Arabie ne possède pas de bateaux, ni de marée, d’ailleurs.

— Vous voyez parfaitement ce que je veux dire. Vous pouvez dire à Mahmud de ne pas s’inquiéter. Nos projets d’expansion en Arabie seront bénéfiques pour tous ceux qui sont concernés, les marchands de La Mecque inclus. Je devrais peut-être m’entretenir avec lui, moi aussi ? Il est prompt à s’emporter. J’arriverais peut-être à le raisonner.

— Je ferais peut-être mieux de m’en occuper moi-même », dis-je.

C’est à cet instant que j’ai compris, Horatius, où se trouvait le cœur du problème, et qui était notre véritable ennemi.

L’empereur Julianus n’a aucun souci à se faire quant aux activités des Grecs dans le secteur. Leur incursion en Arabie était prévisible. Ce sont des hommes d’affaires par nature, et l’Arabie, bien que hors des frontières de l’Empire, demeure dans les limites d’influence de l’Orient. Leur présence ici était inévitable, eh bien, c’est fait, nous y voilà. S’ils ont l’intention de bâtir des liens commerciaux plus puissants avec ces peuples du désert, nous n’avons aucune raison de nous en offenser et il n’y a rien que nous puissions y faire de toute façon. Comme Nicomedes l’a dit, l’Orient contrôle déjà l’Égypte, la Syrie, la Libye et d’autres pays chez qui nous nous fournissons et nous n’en avons jamais souffert. En ce sens, il s’agit bien d’un seul et même Empire. Les Grecs n’iront pas augmenter les prix des produits en provenance d’Orient, craignant que nous n’en fassions de même avec l’étain, le cuivre, le fer et le bois que nous leur fournissons.

Non. La menace de vient pas des Grecs, peuple pacifique et civilisé. Le véritable péril dans le cas qui nous occupe vient de ce prince du désert, Mahmud, fils d’Abdallah.

Un dieu, a-t-il dit. Un peuple arabe avec à sa tête un roi unique. Et quand il parle des Grecs : Je les détruirai avant qu’ils ne causent notre perte.

Il le pense vraiment. Et il en est peut-être même capable. Personne n’a jamais réussi à réunir les Sarrasins sous le pouvoir d’un seul homme, cela dit, je ne pense pas qu’ils aient jamais eu parmi eux quelqu’un comme Mahmud. J’ai brusquement eu cette vision, mon cher Horatius, alors que nous étions assis autour de la table copieusement garnie de Nicomedes : Mahmud, regard de braise et sabre brandi, menant ses troupes de Sarrasins hors d’Arabie, avançant au nord en direction de la Syria Palaestina et de la Mésopotamie, prêchant la parole de son dieu unique sur son chemin, les Grecs terrorisés fuyant devant ses hordes de guerriers. Les paysans trop heureux d’embrasser la nouvelle foi ; qui pourrait résister à la voix envoûtante de Mahmud, surtout lorsque celle-ci est appuyée par les lames de ses nombreux disciples ? Et puis plus loin, jusqu’en Arménie, en Cappadoce et en Perse, le mouvement se dirigera ensuite vers l’ouest, l’Egypte et la Libye. Les guerriers d’Allah à travers le monde, incendiant le cœur des hommes avec la nouvelle croyance, le nouvel amour pour la vertu et l’honneur. Les autres religions, obsolètes, fondront devant la nouvelle comme neige au soleil. Les richesses des temples des faux dieux seront réparties entre la population. Des légions entières de prêtres parasites et oisifs massacrées comme du bétail tandis que les superstitions seront évincées. Les statues en or des faux dieux seront fondues. Un nouvel État sera proclamé dans le monde, sur fond de prière et de loi sacrée.

Mahmud peut affirmer que l’unique et véritable dieu est avec lui. Son éloquence nous pousse à le croire. Nous autres de l’Empire n’avons que les statues de nos dieux, et personne ayant pour deux sous d’intelligence ne les a prises au sérieux depuis des centaines d’années. Comment pourrions-nous contrer le raz-de-marée de la nouvelle foi ? Elle nous ensevelira comme la lave du Vésuve.

« Vous prenez tout cela trop au sérieux », m’a dit Nicomedes le Paphlagonien, lorsque bien plus tard dans la soirée, ayant un peu abusé du bon vin, je lui fis part de mes craintes. « Vous devriez peut-être vous couvrir la tête quand vous sortez dans les rues en pleine journée, Corbulo. Le soleil d’Arabie tape fort et il peut faire des ravages sur les esprits. »

Non, Horatius. J’ai raison et il a tort. Une fois en marche, les légions d’Allah ne pourront être arrêtées jusqu’à ce qu’elles arrivent en Italie, en Gaule et même en Britannie jusqu’aux côtes lointaines de l’immense océan, et le monde entier appartiendra à Mahmud.