Je suis à Macoraba – je devrais dire La Mecque – depuis trois ou quatre jours. Et j’ai déjà l’impression que ça fait une éternité.
Que trouvons-nous dans cette Arabia Deserta ? Rien, à part une vaste étendue de sable brûlant entrecoupée de collines abruptes et arides. Il n’y a pas de rivières et il n’y pleut quasiment jamais. Le soleil y est implacable. Le vent permanent. Les dunes se déplacent comme les vagues d’un océan dans la tempête ; des légions entières pourraient y être ensevelies au bout d’une journée de bourrasques. Au lieu d’arbres, il n’y a que quelques petits tamariniers et acacias rabougris qui se nourrissent de la rosée matinale. Ici et là on trouve des mares saumâtres qui surgissent des entrailles de la terre, elles permettent à une maigre végétation de s’y développer et rendent parfois le sol suffisamment humide pour que poussent quelques dattiers et quelques vignes, mais c’est une trace de vie dérisoire pour ceux qui ont choisi de vivre en de pareils endroits.
Globalement, les Sarrasins sont un peuple de nomades qui passent leur temps à guider leurs troupeaux de chevaux, de moutons et de chameaux à travers cette terre aride à la recherche de quelques pâturages pour leurs bêtes. Ils suivent le rythme des saisons, des bords de mer aux montagnes en passant par les plaines, profitant du peu de pluie qui tombe à certaines périodes de l’année, comme c’est souvent le cas dans ce genre de région. De temps en temps, ils s’aventurent un peu au-delà – jusque sur les rives du Nil ou vers les villages fermiers de Syrie ou de la vallée de l’Euphrate – pour fondre sur les paisibles paysans de ces régions et leur piller leurs réserves de blé.
La pauvreté de cette terre en fait une région hostile, en proie à la misère, à la peur et aux rapines. Les Sarrasins, suivant leurs propres intérêts, se regroupent en petites tribus gouvernées par d’impitoyables et féroces aînés. Les guerres entre tribus sont fréquentes, le sens de l’honneur est tellement exacerbé chez ces hommes qu’ils sont facilement offensés, et les vieilles querelles familiales persistent d’une génération à une autre, sans que les premiers affronts soient jamais totalement vengés.
Deux colonies ont eu l’honneur de recevoir l’appellation de « villes ». Des villes, Horatius ! Des bourbiers entourés de murs, plutôt. Au nord du pays se trouve la ville d’Iatrippa, qui dans la langue des Sarrasins s’appelle Medina. Sa population compte environ quinze mille habitants et comme tous les villages arabes, elle est relativement bien approvisionnée en eau, ce qui permet des cultures abondantes de dattiers. Les gens y vivent confortablement, selon les critères du pays, s’entend.
À une dizaine de jours de caravane, vers le sud, après avoir traversé une terre morne, interrompue ici et là par des crevasses dans la roche noire, se trouve la ville que les géographes appellent Macoraba, La Mecque pour les autochtones. Cette Mecque est plus importante, elle compte environ vingt-cinq mille habitants, et elle est d’une telle laideur que Virgile lui-même n’aurait pu la concevoir. Essaye d’imaginer une « ville » dont les bâtiments seraient d’infâmes taudis de briques de boue s’étendant sur une plaine rocailleuse sur plus d’un mille de large et deux milles de long au pied de trois montagnes dénuées de toute végétation. Le sol sec est inexploitable pour l’agriculture. Le seul puits important fournit une eau saumâtre. Les pâturages les plus proches sont à cinquante milles d’ici. Je n’ai jamais vu un lieu aussi inadapté pour y établir une présence humaine.
Je te laisse deviner laquelle de ces deux villes d’Arabia Deserta l’empereur a choisie pour mon lieu d’exil.
« Quel individu, jouissant de toutes ses facultés mentales, irait s’installer ici de son plein gré ? » demandai-je à Nicomedes le Paphlagonien, qui eut la gentillesse de m’inviter au deuxième soir de mon déprimant séjour à La Mecque.
Nicomedes, comme son nom l’indique, est grec. Il est le légat en Arabia Deserta du collègue royal de notre empereur, l’empereur d’Orient, Maurice Tiberius, et je le soupçonne d’être à l’origine de ma présence ici, comme je vais bientôt te l’expliquer.
« Nous sommes au milieu de nulle part, dis-je, à quarante milles de la mer et, de l’autre côté, ce sont des centaines de milles de désert. Rien n’y pousse. Le climat est déplorable et le sol, un immense amas rocailleux. Je ne vois pas la moindre raison qui pourrait pousser quelqu’un à venir s’y installer, même un Sarrasin. »
Nicomedes le Paphlagonien, un homme séduisant, la cinquantaine, les cheveux blancs et le regard affable, sourit et hocha la tête.
« Je vais vous en donner deux, mon ami. La première, c’est que tout le commerce en Arabie se fait par caravanes. La mer Rouge est un endroit aux courants dangereux et aux récifs traîtres. Les marins détestent y naviguer. Les marchandises sont donc transportées par voie terrestre et toutes les caravanes sont obligées de passer par ici, étant donné que La Mecque se trouve à mi-chemin de Damas au nord et des villes prospères d’Arabia Félix plus au sud. Elle domine aussi le seul passage d’est en ouest à travers la zone désertique particulièrement hostile qui se trouve entre le golfe Persique et la mer Rouge. Les caravanes qui transitent par ici sont riches, et les marchands, taverniers et collecteurs d’impôts de La Mecque se livrent à de fructueux commerces comme tous les revendeurs. Sachez, mon cher Leontius Corbulo, qu’il y a beaucoup d’hommes fortunés dans cette ville. »
Il marqua une pause pour nous resservir un peu de vin : un délice de Rhodes, que l’on n’aurait jamais cru se voir proposer dans cet avant-poste désolé.
« Vous avez parlé de deux raisons », lui rappelai-je quelques instants plus tard.
« Ah oui. En effet. » Il n’avait pas oublié. C’est simplement un homme qui aime prendre son temps. « Voyez-vous, c’est aussi une ville sacrée. Il y a un tombeau à La Mecque, un sanctuaire, qu’ils appellent la Kaaba. Vous devriez aller la voir demain. Cela vous ferait du bien d’aller vous promener en ville : une manière agréable de passer le temps. Vous verrez une petite construction cubique en pierre noire au centre de la grande place. Cela n’a rien d’impressionnant, mais les Sarrasins la considèrent comme hautement sacrée. Elle contient une sorte de pierre soi-disant tombée des deux qu’ils considèrent comme divine. Les hommes des tribus sarrasines de tout le pays viennent ici en pèlerinage pour prier devant la Kaaba. Ils font inlassablement le tour de la pierre en se prosternant devant elle, l’embrassent, sacrifient des moutons et des chameaux, avant de se réunir dans les tavernes pour réciter des poèmes guerriers et de la poésie érotique. C’est d’ailleurs, à mon avis, une très belle poésie, dans son genre très barbare. Les pèlerins viennent par milliers. On peut gagner de l’argent quand on habite près d’un lieu de pèlerinage, Corbulo, beaucoup d’argent. »
Son regard rayonnait. Comme les Grecs aiment s’enrichir !
« De plus, continua-t-il, les chefs de La Mecque ont très habilement décrété que dans la ville sacrée toutes querelles et autres guerres tribales étaient strictement interdites durant les cérémonies religieuses. Vous connaissez la tendance des Sarrasins à se quereller constamment ? Vous la constaterez par vous-même. Quoi qu’il en soit, tout le monde trouve son compte à avoir une ville à part dans ce pays où l’on ne craint pas de se prendre un cimeterre dans les tripes lors d’une mauvaise rencontre dans la rue. Beaucoup d’affaires se font pendant la trêve entre membres de tribus qui se détestent le restant de l’année. Et les gens s’y retrouvent, si vous voyez ce que je veux dire. C’est ainsi que les choses se passent ici : on y fait des bénéfices à tous les niveaux. Certes, c’est peut-être une ville d’une laideur repoussante, Corbulo, mais il y a des gens ici qui pourraient se permettre d’acheter des types comme vous et moi à la douzaine.