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L’autre soir – je suis à La Mecque depuis huit jours – Nicomedes m’a de nouveau invité à dîner. Il était vêtu, comme moi d’ailleurs, d’une tunique sarrasine et arborait à la taille un magnifique couteau dans une gaine richement décorée de pierres précieuses. J’y ai jeté un rapide coup d’œil, étant relativement surpris d’être accueilli par un hôte portant une arme sur lui ; mais il le retira aussitôt pour me le tendre. Il avait pris mon regard inquiet pour de l’intérêt, et la coutume sarrasine veut, ainsi que je devais l’apprendre plus tard, que l’on offre à son invité tout objet que celui-ci serait tenté d’admirer dans la maison de son hôte.

Cette fois, nous n’avons pas dîné dans la salle dallée où il m’avait reçu la dernière fois, mais dans une cour ombragée où coulait une fontaine. La présence d’une fontaine est une marque de luxe dans cette contrée aride. Ses serviteurs nous apportèrent une sélection de bons vins, de sucreries et de sorbets frais. Je pus constater que Nicomedes avait modelé son style de vie sur celui des marchands les plus en vue de la ville, et qu’il s’y complaisait.

Il ne me fallut guère de temps avant d’aller à essentiel : savoir dans quel but l’empereur grec avait appointé un légat royal à La Mecque. Je pense que, parfois, le meilleur moyen pour un espion de s’informer est d’oublier les ruses habituelles et de jouer l’ingénu moyen qui dit tout haut ce qu’il a sur le cœur.

C’est ainsi qu’attablés devant un rôti de mouton aux dattes macérées dans le lait, je lui posai la question : « L’empereur d’Orient aurait-il l’intention d’incorporer l’Arabie à l’Empire, par hasard ? »

Nicomedes s’esclaffa. « Oh, nous ne sommes pas assez idiots pour croire qu’on puisse faire cela. Personne n’a jamais réussi à conquérir cette région, vous savez. Les Égyptiens ont essayé, les Perses aussi du temps de Cyrus, et même Alexandre le Grand. Un jour, Augustus a envoyé une expédition ici, forte de dix mille hommes, il leur a fallu six mois de combats pour arriver jusqu’ici et soixante jours pour subir une terrible déroute. Je crois que Trajan aussi s’y est essayé. Mais voyez-vous, Corbulo, ces Sarrasins sont des hommes libres, libres en leur for intérieur, ce qui constitue une forme de liberté que vous et moi ne sommes pas en mesure de comprendre. On ne peut pas les conquérir parce qu’ils ne peuvent être gouvernés. Ce serait comme d’essayer de conquérir des tigres ou des lions. Vous pouvez fouetter un lion, le tuer même, mais vous ne pouvez pas lui imposer votre volonté, même en l’enfermant dans une cage pendant vingt ans. C’est une race de lions. Notre conception du gouvernement ne peut être appliquée ici.

— Ils sont organisés en tribus, n’est-ce pas ? N’est-ce pas là une forme de gouvernement ? »

Il haussa les épaules. « Fondé sur rien d’autre qu’une forme de loyauté familiale. On ne peut en tirer la moindre forme d’administration sur un plan national. On veille les uns sur les autres entre membres d’une même famille et tous les autres sont considérés comme des ennemis potentiels. Ils n’ont pas de rois, vous vous rendez compte ? Il n’y en a jamais eu. Il n’y a que des chefs de clans – des émirs, comme ils les appellent. Une terre qui n’a jamais connu de rois ne peut se soumettre à un empereur. On pourrait envahir cette péninsule avec cinquante légions que les Sarrasins disparaîtraient dans le désert et nous élimineraient à distance les uns après les autres avec leurs javelots et leurs flèches. Cet ennemi invisible nous décimerait sur une terre où nous sommes incapables de survivre. Il sont invincibles, Corbulo, invincibles. »

Sa voix trahissait une certaine passion, et une sincérité évidente.

Je poursuivis. « Donc, ce que vous espérez au mieux, c’est une sorte d’accord commercial ? Une présence byzantine officieuse, et non l’assimilation de la région dans l’Empire. »

Il acquiesça. « C’est à peu près cela. Cela poserait-il un problème à votre empereur ?

— Disons que cela a attiré son attention. Nous ne voudrions pas perdre l’accès aux produits que nous importons de cette région. Ni des autres pays orientaux comme l’Inde, dont les marchandises transitent par l’Arabie avant d’arriver jusqu’à nous.

— Mais pourquoi en serait-il ainsi, mon cher Corbulo ? Ne formons-nous pas un seul et même Empire ? Julianus III règne à Rome, Maurice Tiberius à Constantinopolis, mais ils règnent ensemble dans l’intérêt de tous les citoyens romains. Comme c’est le cas depuis la division du royaume par le grand Constantinus lui-même il y a trois cents ans. »

Oui. Certes. C’est là le discours officiel. Mais je sais bien, et toi aussi, comment les choses se passent, Nicomedes le Paphlagonien ne l’ignorait pas non plus. Mais j’avais été aussi loin dans mes propos que je pouvais me le permettre à ce stade. Il était temps de passer à des sujets plus frivoles.

Je me rendis alors compte qu’il n’était pas aussi facile d’abandonner le sujet. En exprimant à voix haute mes soupçons, je m’exposais aux contre-arguments, et Nicomedes n’avait pas fini de m’en fournir. Je ne pouvais faire autrement que de l’écouter tandis qu’il m’abreuvait de paroles au point de finir par me faire partager son point de vue. Les Grecs, c’est bien connu, possèdent un certain talent pour le verbe, et il m’avait tellement amadoué avec ses vins doux et ses mets raffinés que j’étais parfaitement incapable de le contredire, et avant qu’il en eût terminé je ne pensais plus qu’à la lutte Est-Ouest.

Il me démontra de vingt façons différentes qu’une expansion de l’influence de l’Empire d’Orient en Arabia Deserta, si la chose devait se produire, ne nuirait aucunement aux relations commerciales existantes de la Rome occidentale, ni aux importations en provenance de l’Inde. Il me fit remarquer que l’Arabia Petraea était depuis longtemps sous l’administration de l’Empire d’Orient, ainsi que des provinces de Syria Palaestina, d’Égypte, de Cappadoce, de Mésopotamie et autres contrées orientales ensoleillées que Constantinus, à l’époque de la première division du royaume, avait placées sous la tutelle de l’empereur de Constantinopolis. Croyais-je vraiment que la prospérité de l’Empire d’Occident était étouffée par l’administration byzantine qui dirigeait ces provinces ? N’avais-je pas circulé librement à travers ces provinces en venant jusqu’ici ? N’y avait-il pas une pléiade de marchands romains occidentaux qui y résidaient, et n’étaient-ils pas libres d’y mener leurs affaires comme bon leur semblait ?

Je n’avais rien à répondre à cela. J’aurais aimé le contredire, lui citer une centaine d’exemples d’interférence orientale avec le commerce occidental, mais j’étais incapable d’en citer un seul en cet instant.

Crois-moi, Horatius, j’avais alors bien du mal comprendre ce qui avait pu faire naître en moi cette méfiance envers les Grecs. Après tout, ce sont nos cousins, me disais-je. Ce sont des Grecs romains, et nous sommes des Romains de Rome, certes, mais l’Empire n’est-il pas une seule et même entité choisie par les dieux pour gouverner le monde ? Une pièce d’or fabriquée à Constantinopolis est de même facture, en poids et en aspect, que celle fabriquée à Rome. L’une affiche le nom et le portrait de l’empereur d’Orient, l’autre ceux de l’empereur d’Occident, mais rien ne les différencie autrement. Les pièces d’un royaume sont valables dans l’autre. Leur prospérité est aussi la nôtre, et la nôtre la leur. Et ainsi de suite.

Mais en me livrant à ces réflexions, Horatius, je réalisais avec un certain pessimisme que j’abandonnais ainsi mes maigres espoirs d’échapper à cette terre de sables brûlants et de collines arides. Comme je l’ai écrit dans ma dernière lettre, j’aimerais pouvoir dire : « Regarde, César, comme j’ai été fidèle ! » Et lui de me répondre à son tour : « Bravo, tu as été un bon et loyal serviteur », avant de me faire retrouver les plaisirs de la cour. Mais pour cela, je dois démontrer à César qu’il a des ennemis ici et lui donner le moyen de s’en débarrasser. Mais quels ennemis ? Qui ? Où chercher ?