Nous venions de terminer le repas. Nicomedes frappa des mains et un serviteur vint nous apporter une carafe de cognac aux reflets dorés qui, disait-il, venait d’une principauté du désert sur les côtes du golfe Persique. Il me régala les papilles et m’embruma un peu plus l’esprit.
Il me fit ensuite visiter les différentes pièces de sa villa, me faisant admirer ses plus beaux aspects et, malgré mon état comateux, je pus constater qu’il possédait une collection extraordinaire d’antiquités et de curiosités de tous ordres : de délicates statuettes grecques en bronze, de superbes sculptures égyptiennes en pierre noire, et d’étranges masques en bois d’aspect barbare qui provenaient, m’a-t-il dit, de quelque obscure contrée d’Afrique profonde, pour n’en nommer que quelques-unes.
Il parlait de chaque pièce avec une grande connaissance. J’avais compris à ce stade que mon hôte était non seulement un fin diplomate mais aussi quelqu’un de puissant et d’envergure dans le royaume d’Orient, érudit de surcroît. Je lui étais reconnaissant de m’avoir tendu la main de manière aussi généreuse au cours de mes premiers jours de cet exil solitaire – à un noble expatrié romain au cœur lourd, coupé de son environnement familier, un étranger sur une terre étrangère. Mais je compris que cette reconnaissance était voulue, il cherchait à me contraindre aux liens de l’amitié et à ses obligations, afin que je me sente obligé de dire du bien du légat grec de La Mecque si je devais retourner un jour auprès de mon maître, l’empereur Julianus III.
Le retrouverai-je seulement un jour ? C’était bien là la question.
C’était la question, en effet. Reverrai-je un jour les vertes collines de Rome et ses palais en marbre, Horatius, ou suis-je définitivement condamné à cuire dans la fournaise de ce désert.
N’ayant aucune occupation, ni d’autres amis que Nicomedes, qui faisait preuve à mon égard d’une amitié dont je ne voulais pas abuser trop souvent, je passai les jours suivants à visiter la ville plus en profondeur.
L’émotion suscitée par mon arrivée dans ce coin sordide commence à s’estomper. J’ai fini plus ou moins par m’habituer à ce changement radical dans mon existence. Les plaisirs de Rome m’étant inaccessibles, voyons si cet endroit offre quelques divertissements. Car il n’y a aucun endroit dans le monde, aussi modeste soit-il, qui n’ait de distractions à proposer pour celui qui sait chercher.
Ainsi, après les quelques jours qui ont suivi ma dernière lettre, j’ai arpenté La Mecque d’un bout à l’autre, le long de ses larges boulevards, non pavés soit dit en passant, jusque dans les plus petites ruelles qui les entrecoupent. Ma présence ne semble déranger personne, bien que de temps en temps j’aie l’impression qu’un regard froid et insistant se pose sur ma nuque.
Je suis, comme tu le sais, le seul Romain occidental de La Mecque, mais je ne suis pas le seul étranger. Sur les marchés j’ai croisé des Perses, des Syriens, des Éthiopiens et, bien entendu, un bon nombre de Grecs. Il y a aussi beaucoup d’Indiens, de grands types basanés à l’allure élancée et aux grands yeux clairs. On trouve aussi des Hébreux, qui vivent en Egypte principalement, de l’autre côté de la mer Rouge, face à l’Arabie. Ils y sont depuis des milliers d’années, bien qu’étant apparemment issus de tribus du désert dans un pays semblable à celui-ci et ils n’ont rien en commun avec les Égyptiens en terme de langue, de culture et de religion. De nos jours, ces Hébreux ont commencé à s’étendre sur les bords du Nil et dans les terres voisines, et ils sont de plus en plus nombreux par ici. Nicomedes m’a un peu parlé d’eux.
Ces Hébreux sont des gens plutôt curieux. L’aspect le plus intéressant de leur culture réside dans le fait qu’ils ne croient qu’en un seul dieu, une entité divine invisible, sévère et austère, qui ne doit être représentée de quelque manière que ce soit. Ils n’éprouvent envers les dieux des autres religions que du mépris, les considérant comme purement imaginaires, de simples créatures issues de fables ou de l’imagination sans aucune existence réelle. Ce qui pourrait tout à fait être le cas : lequel d’entre nous a déjà vu de ses propres yeux Apollon, Mercure ou Minerve ? Mais la plupart des gens ont le bon sens de ne pas se moquer des pratiques religieuses des autres. Les Hébreux, en revanche, n’ont aucun scrupule à clamer haut et fort les vertus de leurs étranges croyances tout en accusant violemment les autres d’être des fous ou des adorateurs d’idoles.
Comme tu peux l’imaginer, tout cela ne les rend pas très populaires auprès de leurs voisins. Ce sont cependant de grands travailleurs, possédant des aptitudes particulières dans le domaine de l’agriculture et de l’irrigation, ainsi qu’un certain talent pour la finance et le commerce, ce qui explique pourquoi Nicomedes s’intéresse de très près à eux. D’après lui, ils possèdent la plupart des terres arables au nord du pays, ils sont aussi les principaux banquiers de La Mecque et ils contrôlent le marché des armes, des cuirasses et des outils agricoles dans tout le pays. Il doit y avoir un certain avantage pour moi à rencontrer deux ou trois Hébreux à La Mecque et je m’y suis déjà employé, sans succès je dois dire, au cours de mes promenades sur les différents marchés de la ville.
Les marchés sont très spécialisés, chacun proposant des marchandises particulières. Je les ai tous visités à l’heure qu’il est.
Il y a bien sûr un marché aux épices : avec ses grands sacs de poivre, blanc ou noir au choix, de l’ail, du cumin, du safran, du bois de santal, de la cannelle, de l’aloès, du nard et de ces feuilles sèches qu’ils appellent malabathron, ainsi qu’une multitude d’autres produits dont j’ai oublié le nom. Il y a un marché aux chameaux, à certains jours de la semaine seulement, où ces étranges bêtes sont vendues au cours d’enchères houleuses qui frôlent parfois le pugilat. Je me suis approché d’une de ces créatures une fois, et elle m’a bâillé au nez comme si j’étais un vulgaire voyou. Il y a aussi un marché aux tissus où l’on vend du calicot, du satin et du coton, d’Inde ou d’Égypte, ainsi qu’un marché où l’on vend aux plus crédules des idoles de toutes sortes – j’ai vu un Hébreu passer devant en lançant un regard furieux avant de cracher et faire ce que j’ai pris pour un de leurs signes sacrés –, un marché aux vins, un autre pour les parfums, celui pour la viande et celui des céréales, ainsi que le marché où les Hébreux vendent leurs objets en métal, puis celui où l’on trouve des fruits de toutes sortes, des grenades, des coings, des cédrats, des citrons, des oranges amères, du raisin et des pêches, tout cela au milieu du désert le plus hostile que l’on puisse imaginer !
Il y a aussi un marché aux esclaves où j’ai rencontré ce type remarquable qui se fait appeler Mahmud.
Le marché aux esclaves de La Mecque est aussi animé que n’importe quel autre marché aux esclaves, ce qui illustre bien la prospérité de la ville qui se cache derrière les façades décrépies qu’elle présente à l’étranger de passage. C’est le grand marché de viande humaine du pays et les acheteurs viennent parfois d’aussi loin que la Syrie ou le golfe Persique pour voir les derniers arrivages exotiques des marchands d’esclaves.
Bien que le bois soit une denrée rare dans cette contrée désertique, on y trouve une estrade classique en bois avec son rideau entre deux piquets, ainsi que la masse habituelle de triste marchandise dénudée attendant d’être vendue. Il y avait ce jour-là un mélange de races différentes, malgré une dominance d’Asiatiques et d’Africains : des Éthiopiens noirs comme la nuit et des Nubiens musclés à la peau plus sombre encore, des Circassiens et des Avars à la peau blanche et au visage plat, de vigoureux gaillards nordiques ainsi que quelques autres membres de races qui pouvaient être perses ou indiennes, il y avait même un type blond au regard triste, peut-être un Breton ou un Teuton. Les enchères furent naturellement conduites en sarrasin, langue dont je ne comprends pas un traître mot, mais je suppose qu’il s’agissait des boniments habituels qui ne trompent personne, comment cette plantureuse petite Turque était dans son pays la fille d’un roi, et comment ce Libyen renfrogné à l’épaisse barbe noire était jadis un conducteur de char du plus haut rang avant que la faillite de son maître ne pousse ce dernier à le vendre, et ainsi de suite.