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Je passais par là par hasard il y a trois jours, en pleines enchères, lorsque trois petites rouquines dévergondées qui, d’après leurs déhanchements et leurs sourires effrontés, devaient être de fort talentueuses prostituées, firent leur apparition pour être vendues, destinées sans doute à servir de concubines pour quelque émir. Elles ne portaient rien d’autre que des bracelets en pièces d’argent autour des chevilles et des poignets et riaient tout en trémoussant leurs poitrines et en faisant des clins d’œil à la foule afin de faire monter les enchères pour leur vendeur, qui pouvait être leur oncle ou leur frère, pour autant que je sache.

Le spectacle était tellement animé que je me suis arrêté quelques instants. Je venais à peine de me faire une place au milieu de la foule, lorsque l’homme qui se trouvait à côté de moi me surprit en se tournant vers moi et, d’une voix trahissant une colère sombre difficilement contenue, dit : « Ah le porc ! On devrait les fouetter et les jeter aux chacals du désert ! » Il s’exprimait dans un grec tout à fait honorable, chuchotant ces mots qui n’en étaient pas moins riches et captivants. C’était l’une des voix les plus mélodieuses que j’eusse entendues à ce jour. Les mots semblaient avoir débordé de son âme, comme s’il n’avait pu s’empêcher de les faire partager à son voisin le plus proche.

La puissance de cette extraordinaire voix et la violence de ses sentiments eurent sur moi un effet des plus curieux. J’avais l’impression d’avoir été saisi par les poignets par une force irrésistible. Je me tournai vers lui. Il était aussi tendu que la corde d’un archer s’apprêtant à décocher sa flèche et tremblait de colère.

Je me suis dit qu’une réponse était de mise. « Vous parlez des filles ? » fut tout ce que je trouvai à dire.

« Des marchands d’esclaves, répondit-il. Les femmes ne sont que leur bétail. On ne peut pas les blâmer. Ce qui est condamnable, en revanche, c’est de proposer ce bétail pour encourager le vice comme le font ces criminels. »

Puis il se calma brusquement, comme désarçonné par son propre emportement, avant de continuer d’une voix moins autoritaire : « Pardonnez-moi d’imposer mes réflexions à des oreilles étrangères qui ne demandaient rien.

— Au contraire. Ce que vous dites là est très intéressant. J’aimerais que vous m’en appreniez plus. »

Je l’étudiai avec une certaine curiosité. L’idée me vint aussitôt que ce pouvait être un Hébreu : son aversion et sa colère envers ces insignifiants marchandages de viande humaine semblaient le rapprocher de cet homme sévère sur la place du marché aux idoles qui avait fait preuve d’une piété si violente. Tu te rappelles que j’avais décidé de rencontrer certains membres de cette race de marchands à l’esprit vif. Mais une étude plus approfondie me fit déduire qu’il devait être de pure descendance sarrasine.

Il émanait de lui une présence et une force formidables. Il était grand et élancé, plutôt bel homme, les cheveux noirs, dans les trente-cinq ans, peut-être plus, une barbe épaisse et lisse, un regard perçant et un sourire chaleureux qui contrastait avec ses yeux durs et intimidants. Son port princier, son éloquence élégante et la finesse de ses vêtements semblaient indiquer l’homme riche et cultivé qu’il était, un personnage important dans cette ville. J’ai immédiatement compris qu’il pouvait m’être plus utile que n’importe quel Hébreu. Nous nous sommes donc isolés du groupe afin qu’il m’explique sa réaction violente face au commerce de filles faciles sur le marché. Il se lança sans hésiter dans une longue tirade vilipendant la longue liste des péchés de ses concitoyens, tirade qui, bien que féroce, n’en était pas moins déclamée sur ce même ton musical si envoûtant. Et combien de péchés il leur reprochait ! La prostitution n’en représentait qu’un des moins graves. Je ne m’attendais pas à trouver un disciple de Caton en pareil lieu.

« Regardez autour de vous ! insista-t-il. La Mecque est un immense gouffre de perversité. Vous avez vu les idoles que l’on vend un peu partout et que l’on retrouve dans des magasins et des maisons de renom ? Ces images représentent de faux dieux, car le vrai, et il n’y en a qu’un seul, ne peut être représenté. Vous avez vu les tricheries qui ont lieu sur les places de marché ? Vous avez vu tous ces hommes qui mentent sans vergogne à leurs femmes, et les femmes qui le leur rendent bien, et les jeux de hasard, les beuveries, la prostitution, les querelles fratricides ? » Et la liste n’était pas terminée. Je constatai qu’il avait son catalogue d’outrages sous la manche pour le cas où il rencontrerait quelque bonne âme prête à l’écouter. Et pourtant il n’y avait en lui aucune condescendance ni attitude hautaine, mais plutôt une certaine incompréhension : plus que furieux il était simplement affligé par les défaillances de ses concitoyens, du moins l’analysais-je ainsi.

Il marqua line pause, changeant de ton, comme s’il avait réalisé qu’adopter un tel ton dénonciateur trop longtemps frôlait l’incorrection. « Je vous demande encore de m’excuser pour mon excès de zèle. Je prends tout cela très à cœur. J’espère que c’est là mon plus gros défaut. Vous devez être ce Romain venu vivre parmi nous ?

— En effet, Leontius Corbulo, à votre service. Un Romain de Rome, comme j’aime à dire. » Je continuai sur ce ton. « Ma famille est très ancienne, elle possède d’ailleurs des attaches historiques en Syrie et dans d’autres régions d’Asie.

— Je vois. Je m’appelle Mahmud, fils d’Abdallah, lui-même fils de… »

Pour tout dire, j’ai oublié de qui il était le fils, lui-même fils de Untel, et ainsi de suite. Il est de coutume chez les Sarrasins de donner leur pedigree jusqu’à la cinquième ou sixième génération sans reprendre leur souffle, mais je fus bien incapable de retenir un seul de ces noms barbares bien longtemps. Je me souviens cependant qu’il m’a dit être membre de l’un des plus puissants clans de marchands de La Mecque, qui se nomme Kareish, ou quelque chose d’avoisinant.

J’eus l’impression qu’un certain lien s’était noué entre nous pendant ce court laps de temps, et sa personnalité était telle qu’il me fut difficile de lui fausser compagnie. Puisqu’il était presque l’heure du déjeuner, je l’invitai à venir manger avec moi à la villa. Mais il me répondit que j’étais un invité ici à La Mecque et qu’il manquerait à tous ses devoirs s’il devait accepter mon hospitalité avant que je n’aie partagé d’abord la sienne. Je ne cherchai même pas à discuter. Les Sarrasins, comme j’ai fini par m’en rendre compte, sont assez susceptibles sur ce genre de chose. « Suivez-moi », me dit-il, en me guidant. Et c’est ainsi que, pour la première fois, j’ai pu pénétrer dans la demeure d’un riche marchand de La Mecque.