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La villa de Mahmud, fils d’Abdallah, n’était guère différente de celle de Nicomedes, bien que notablement plus grande – une cour intérieure avec une fontaine en son centre, de vaste salles bien aérées, des mosaïques richement colorées sur les murs. Mais à l’inverse de Nicomedes, Mahmud ne collectionnait pas les antiquités. Il semblait d’ailleurs n’avoir que très peu d’objets personnels. Une certaine austérité au niveau de la décoration était visiblement de mise chez lui. Et bien entendu, il n’y avait aucune trace des idoles que les autres habitants de La Mecque semblaient tant apprécier.

La femme de Mahmud fit une brève apparition. Elle s’appelait Kadija, ou quelque chose dans le genre, et paraissait considérablement plus âgée que son mari, ce qui me fut confirmé par Mahmud lui-même. Deux ou trois de ses filles firent quelques passages tout aussi brefs. Mais c’est tous les deux que nous avons déjeuné, assis sur des nattes de paille au milieu d’une grande pièce vide. Mahmud était assis en tailleur, et semblait parfaitement à l’aise dans cette position. Je m’y suis essayé, sans succès, avant d’opter pour une position allongée plus classique, regrettant de ne pas avoir un coussin sur lequel reposer les coudes, mais je ne voulais pas risquer d’offenser mon hôte en lui en réclamant un. Le repas lui-même fut simple, composé de viande grillée et d’un ragoût d’orge et de melons, avec de l’eau comme unique breuvage. Mahmud ne semblait pas, a priori, apprécier le vin.

Il me parla de lui de manière très ouverte, comme si nous étions deux membres d’une même famille vivant dans des pays éloignés et se rencontrant pour la première fois. C’est ainsi que j’appris que le père de Mahmud était mort avant sa naissance et que sa mère l’avait suivi dans la tombe peu de temps après ; il avait donc grandi dans la misère sous la tutelle d’un oncle. D’après ce qu’il me disait, j’eus la vision d’une enfance solitaire passée à errer sur les collines mornes et arides au-delà de la ville ; il semblait s’être interrogé dès son plus jeune âge sur les grandes questions de l’éternité et de l’esprit qui visiblement le taraudaient encore aujourd’hui.

À vingt-cinq ans, Mahmud entra au service de la fameuse Kadija, une riche veuve de quinze ans son aînée. Celle-ci tomba rapidement amoureuse de lui et lui proposa le mariage. Il me raconta la chose sans la moindre gêne et je suppose qu’il n’avait pas de raison d’en avoir. Une étincelle de joie brillait dans son regard quand il me parlait d’elle. Elle lui donna des fils et des filles, bien que seules les filles aient survécu. La prospérité dont il jouit aujourd’hui est, je l’imagine, le produit de la fine gestion de la dot de sa femme.

Il ne m’interrogea ni sur Rome, ni sur Constantinopolis, ni sur aucune autre ville au-delà des frontières de l’Arabia Deserta. Bien que profondément intelligent et curieux, il ne semblait pas s’intéresser aux empires de ce monde. Il n’avait visiblement jamais quitté La Mecque, sinon pour un vague et unique séjour à Damas. Je dirais que c’est un homme simple si je ne savais, mon cher Horatius, à quel point il est complexe en réalité.

La grande préoccupation de sa vie, c’est sa conception d’un dieu unique.

Il s’agit, bien entendu, du fameux concept prôné par les Hébreux depuis l’Antiquité. Je suis convaincu que Mahmud a longuement discuté avec certains membres de cette race ici à La Mecque, et que leurs idées ont fini par affecter sa philosophie. Il les a sûrement entendus vénérer ce dieu invisible et distant, et a partagé leur mépris envers les superstitions des habitants de La Mecque qui aiment avoir autour d’eux une ribambelle d’idoles et de talismans, et qui pratiquent des cultes crédules à l’adresse du soleil, de la lune, des étoiles et d’une cohorte de démons en tous genres. Il ne s’en cache d’ailleurs pas : je l’ai entendu citer un ancien prophète nommé Abraham, de toute évidence un personnage qu’il admire, ainsi qu’un certain Moïse, un chef plus récent de cette tribu.

Il revendique cependant une révélation à part qui lui est propre. Il affirme que cette vision particulière lui est venue à la suite de prières et de contemplations assidues qu’il aurait pratiquées. Il allait souvent dans les montagnes au-delà de la ville pour y méditer dans la solitude d’une grotte isolée, et un jour l’idée d’un dieu unique s’imposa à lui tel un message divin.

Mahmud appelle ce dieu Allah. Quand il en parle, un merveilleux changement s’opère en lui. Son visage irradie, ses yeux deviennent comme deux rayons de lumière pure, sa voix même se fait si musicale et pleine de poésie que l’on a l’impression d’être en face d’Apollon lui-même.

Selon lui, il est impossible de comprendre la nature d’Allah. Il nous est trop supérieur. Les autres peuples peuvent se représenter leurs dieux comme les personnages de quelque fable, et racontent ainsi leurs voyages à travers le monde et leurs querelles avec leurs femmes, leurs exploits sur les champs de bataille, allant jusqu’à les représenter en statues sous l’apparence d’hommes et de femmes, mais avec Allah il en va tout autrement. On ne raconte pas de fables concernant Allah. On ne peut se le représenter, comme nous le faisons avec Jupiter, comme un grand homme, le visage autoritaire, la barbe longue et sujet à toutes les passions – comme un empereur, par exemple, mais dans une tout autre dimension – et il serait absurde voire blasphématoire d’essayer de le représenter comme le faisaient jadis les Grecs avec leurs dieux tels que Zeus, Aphrodite et Poséidon, ou comme nous le faisons avec Jupiter, Vénus ou Mars. Allah est la force créatrice même, le créateur de l’univers, trop grand et puissant pour être représenté de quelque manière que ce soit.

J’ai demandé à Mahmud, puisqu’il est blasphématoire de donner un visage à son dieu, comment il lui était permis de lui donner un nom. Car il s’agit bien là d’une forme de représentation. Mahmud parut apprécier la pertinence de ma question et m’expliqua qu’Allah n’est pas vraiment un nom, comme le sont Mahmud ou Leontius Corbulo, mais qu’il s’agit d’un mot utilisé par les Sarrasins signifiant le dieu.

Selon Mahmud, le fait qu’il n’existe qu’un seul dieu, dont la nature est abstraite et incompréhensible pour les humains, constitue la loi sublime dont dérivent toutes les autres. Cela n’aura sans doute pas plus de sens pour toi que pour moi, Horatius, mais il ne nous appartient pas de jouer les philosophes. Ce qui est intéressant dans le cas présent, c’est de se retrouver face à quelqu’un animé d’une telle passion pour ses croyances. À tel point qu’en l’écoutant on est littéralement attiré par la beauté et la simplicité de ses idées et la force de sa voix lorsqu’il en parle, on serait presque tenté de jurer soi-même fidélité à Allah.

C’est une croyance très simple en elle-même, mais très puissante dans sa franchise, un peu à l’image de ce désert, dure et sans compromis. Elle réfute en bloc l’idolâtrie sous toutes ses formes, les affabulations et autres notions selon lesquelles le rôle des étoiles et des planètes serait prépondérant dans nos vies. Elle rejette toute confiance envers les oracles et autres sorciers. Les décrets des rois et des princes ne peuvent s’appliquer à elle. Elle ne tolère que l’autorité de son dieu lointain, aussi puissant qu’inflexible, dont le décret fondamental est que nous vivions des vies de dur labeur, de piété et de respect envers notre prochain. Ceux qui vivent selon les lois d’Allah, d’après Mahmud, seront réunis au paradis après leur mort ; ceux qui ne le font pas subiront les affres du plus terrible des enfers. Ainsi, Mahmud n’aura pas de répit tant que l’Arabie tout entière ne se sera pas débarrassée de sa paresse, sa dégénérescence et ses péchés en reconnaissant la suprématie du dieu unique, et que ses petites tribus querelleuses ne seront pas réunies en une seule et grande nation gouvernée par un roi invincible qui ferait appliquer les lois de ce dieu.