Pour l’instant, je n’en vois pas. Je pourrais peut-être lui demander d’inciter ses concitoyens à se révolter contre le pouvoir grec dans cette partie du monde, ou quelque chose dans le genre. J’aurai toutefois suffisamment de temps cette semaine pour y réfléchir, car je n’aurai d’autre compagnie que la mienne. Mahmud, qui voyage assez régulièrement dans la région pour ses affaires, est en déplacement dans les villages côtiers afin d’explorer quelques prospections commerciales. Nicomedes a lui aussi quitté la ville pour se rendre en Arabia Félix où lui et ses compatriotes grecs doivent négocier discrètement le prix des cornalines, du bois d’aloès ou de quelque autre produit pour lequel il y a une grande demande à Rome. Je me retrouve donc seul ici, avec mes serviteurs, une bien triste compagnie. L’idée m’a traversé l’esprit d’aller m’acheter un jeune esclave au bazar pour me divertir de manière plus agréable, mais Mahmud est tellement pieux qu’il risquerait de repérer mon manège, et je ne voudrais pas ébrécher notre amitié naissante. Mais l’idée d’un tel achat est tout de même fort tentante.
Je pense souvent avec nostalgie à la cour, aux festivités du palais royal, au théâtre, aux jeux, à tout ce que je suis en train de rater. Que devient Fuscus Salinator ? Et Voconius Rufus ? Spurinna ? Allifanus ? Et l’empereur Julianus, qui fut mon ami, presque un frère, avant de me trahir en me laissant languir seul au milieu de ce désert d’Arabie ? Que de bons moments nous avons passés, lui et moi, avant ma déchéance.
Rassure-toi, Horatius, je pense aussi très souvent à toi. Je me demande avec qui tu passes tes nuits. Homme ou femme ? Lupercus Hector ? La petite Pomponia Mamiliana, peut-être ? Voire le jeune serviteur breton, dont l’empereur ne voulait certainement plus une fois souiller par moi. En tout cas, je suis sûr que tu ne dors pas seul.
Je me demande ce que mon nouvel ami Mahmud penserait de notre cour et de ses us et coutumes. Il est tellement austère et coincé de nature. Il voue une haine profonde aux hédonismes en tous genres ; un prince du désert bien sévère que cet homme-là, un parfait Spartiate. Tu penses peut-être que je le surestime ? Installons-le dans une villa sur le mont Palatin, avec un beau char et une demeure pleine de serviteurs, une cave bien remplie, laissons-le barboter dans un des bassins parfumés de l’empereur Julianus et ses amis agités, ce serait peut-être une autre chanson ?
Non. Non. J’en doute fort. Si Mahmud venait à Rome, il deviendrait un nouveau Caton et nettoierait tout ça, purgeant la capitale de tous les péchés accumulés au cours des années impériales. Et, une fois qu’il en aurait terminé avec nous, Horatius, nous serions tous devenus de fidèles serviteurs d’Allah.
Cinq autres jours de solitude au cours desquels j’ai été à deux doigts de m’ouvrir les veines. Un vent chaud à te griller le cerveau a soufflé toute la semaine au point d’en devenir fou. L’air semblait chargé de sable. Les gens erraient dans les rues comme des fantômes, drapés en blanc de la tête aux pieds. J’avais peur de sortir de chez moi.
Toutefois, depuis deux jours, le vent s’est calmé. Mahmud est rentré hier de son excursion sur la côte. Je l’ai vu dans la rue en train de parler à trois ou quatre types. Même de loin, il était évident que c’était Mahmud qui menait la conversation, les autres, pris sous le charme, se limitaient à de simples hochements de tête et à des gestes de la main. Il y a quelque chose d’ensorcelant dans sa façon de parler. Il vous envoûte littéralement. On est pris au piège, sans autre option que de l’écouter, on se surprend à croire en tout ce qu’il dit.
Je n’ai pas jugé approprié de l’aborder à cet instant mais, plus tard dans la journée, j’ai envoyé un de mes serviteurs pour l’inviter à manger à la villa. Nous avons ainsi passé quelques heures ensemble aujourd’hui. L’entretien que nous avons eu déboucha sur des révélations surprenantes.
Aucun de nous n’osait revenir sur la discussion théologique de notre première rencontre, nous avons donc passé quelques instants à bavarder de tout et de rien comme le font deux personnes respectables de deux pays différents réunies autour d’un déjeuner intime et déterminées à passer le repas sans prendre le risque d’offenser son voisin. Mahmud se révéla affable comme il ne l’avait jamais été jusqu’à présent. Mais alors que l’on débarrassait les premiers plats, l’intensité si familière de son regard réapparut et il lança de manière un peu abrupte : « Au fait, mon ami, comment diable avez-vous atterri dans ce pays ? »
Compte tenu de mon amitié récente avec lui, il n’aurait guère été judicieux d’avouer que j’avais été banni pour cet acte de pédérastie avec le jouet que l’empereur s’était réservé. Mais, crois-moi, il fallait bien que je trouve quelque chose à lui dire. Il est difficile de se montrer évasif face au regard brûlant de Mahmud, fils d’Abdallah. J’aurais eu moins de mal à mentir à César. Ou à Jupiter lui-même.
Donc, partant du principe qu’il vaut mieux dire une bribe de vérité que de mentir tout court, je lui avouai que l’empereur m’avait envoyé en Arabie pour espionner les Grecs.
« Votre empereur qui n’est donc pas leur empereur, bien qu’il s’agisse du même Empire.
— Absolument. » Mahmud, bien qu’isolé comme il l’avait été toute sa vie du vaste monde qui s’étendait au-delà des frontières de l’Arabie, comprenait parfaitement le concept de principat à deux têtes. Il comprenait aussi le peu d’harmonie réelle qui existe entre les deux parties de ce royaume divisé.
« Et quels désagréments pensez vous que les Byzantins risquent de causer à votre peuple ? » demanda-t-il. Il y avait une certaine tension dans sa voix et je compris qu’il ne s’agissait pas d’une simple curiosité de sa part lorsqu’il m’a posé cette question.
« Le danger est d’ordre économique, dis-je. Trop de nos importations des nations asiatiques passent par leurs mains à l’heure qu’il est. Et ils semblent aujourd’hui s’implanter de plus en plus au cœur de l’Arabie, où convergent toutes les routes marchandes. S’ils devaient avoir une mainmise économique sur ces routes, nous serions à leur merci. »
Il resta silencieux un instant, méditant sur mes paroles. Mais ses yeux brillaient d’une étrange lueur. Son esprit devait bouillonner.
Puis il se pencha vers moi, jusqu’à ce que nos nez se frôlent, et de cette voix douce qui capture votre attention plus que n’importe quel cri, il dit : « Nous partageons donc la même inquiétude. Ces Grecs sont aussi nos ennemis. Je connais leur cœur. Ils ont l’intention de nous conquérir.
— Mais c’est impossible ! Nicomedes lui-même m’a dit qu’à ce jour aucune armée n’a réussi à s’emparer de l’Arabie. Et que personne ne réussira.
— Effectivement, personne ne peut s’imposer chez nous par la force. Mais ce n’est pas ce que j’entendais par là. Les Grecs peuvent nous conquérir de manière plus sournoise, par la ruse, si nous les laissons faire : utilisant leur or pour nourrir notre avarice, nous achetant progressivement jusqu’à la moindre parcelle. Nous sommes un peuple sagace, mais ils le sont davantage, et ils nous enserreront dans un cordon de satin, nous deviendrons un jour la propriété de marchands, d’usuriers ou d’armateurs grecs. C’est ce que les Hébreux auraient fait s’ils avaient été plus nombreux et plus puissants, mais les Grecs ont un empire derrière eux. Du moins, la moitié d’un empire. » Son visage était illuminé par cette extraordinaire passion et cette excitation confinait à la folie. « Mais cela ne se produira pas. Je ne les laisserai pas faire, mon bon Corbulo ! Je les détruirai avant qu’ils ne causent notre perte. Vous pouvez toujours le dire à votre empereur : Mahmud, fils d’Abdallah, s’opposera aux Grecs qui cherchent à s’emparer de cette terre et nous les repousserons jusqu’à Byzance. »