Groutchnitski a pris un air mystérieux; il va les mains croisées derrière lui et ne reconnaît plus personne. Sa jambe s’est rétablie subitement et il boîte à peine; il a trouvé l’occasion d’entamer une conversation avec la princesse-mère et a pu débiter quelques compliments à sa fille. Elle n’est pas évidemment très difficile, car depuis lors elle répond à ses salutations par un sourire fort aimable.
– Tu ne veux décidément pas faire connaissance avec les dames Ligowska? m’a-t-il dit hier.
– Non, décidément!
– C’est cependant la maison la plus agréable des eaux! et l’on y trouve la meilleure société!
– Mon cher, la société m’ennuie affreusement ici. Mais toi, vas-tu chez elles?
– Pas encore! J’ai causé deux fois avec la jeune princesse, pas davantage. Tu sais qu’il est gênant de se présenter soi-même dans une maison où l’on n’est pas connu, c’est en dehors des usages. Ce serait une autre affaire si j’avais des épaulettes…
– Pardon! mais tu es ainsi bien plus intéressant vraiment! Tu ne sais pas profiter des avantages de ta situation. Ton manteau de soldat fait de toi aux yeux d’une jeune fille sentimentale, un héros et un martyr.
Groutchnitski m’a envoyé un sourire de contentement.
– Quelle bêtise! a-t-il dit.
– Je suis sûr, ai-je continué, que la jeune princesse est déjà amoureuse de toi.
Il a rougi jusqu’aux oreilles et s’est rengorgé. Ô amour-propre! tu es le levier que demandait Archimède pour soulever le monde.
– Tu plaisantes toujours, a-t-il dit, en ayant l’air de se fâcher; d’abord elle me connaît si peu.
– Les femmes n’aiment que ceux qu’elles ne connaissent pas.
– Oui! mais je n’ai aucune prétention à plaire, je désire tout simplement faire connaissance avec une famille agréable, et ce serait ridicule si je nourrissais quelques espérances. Vous autres, par exemple, c’est une autre affaire, vous avez eu des succès à Saint-Pétersbourg! vous n’avez qu’à regarder une femme pour qu’elle s’éprenne de vous… Sais-tu, Petchorin que la jeune fille a parlé de toi?
– Comment! Elle t’a parlé de moi?
– Oui, mais ne t’en réjouis pas! j’avais par hasard entamé une conversation avec elle auprès du puits. Voici les quelques mots qu’elle m’a dit: «Quel est ce monsieur qui a le regard si désagréable et si dur? il était avec vous le jour où…» Elle a rougi et n’a pas osé rappeler le jour, où elle a eu pour moi cette attention qui m’est si chère.
– Elle n’avait pas besoin de rappeler cela; le souvenir en sera éternellement gravé dans ton cœur.
– Mon cher Petchorin, je ne te félicite, pas, tu as vraiment une mauvaise réputation auprès d’elle; et je le regrette, car Marie est charmante!»
Il faut vous faire observer que Groutchnitski est de ces hommes qui, en parlant de femmes qu’ils connaissent à peine, les appellent ma Marie, ma Sophie, si elle a le bonheur de leur plaire.
J’ai pris un air sérieux et lui ai répondu:
– Elle n’est donc pas méchante!… Prends-y garde, Groutchnitski! Les jeunes filles russes, en grande partie, ne vivent que d’amour platonique, sachant ne pas le confondre avec le mariage. Et cet amour platonique est ce qu’il y a de plus effrayant. La jeune princesse me paraît être de ces femmes qui veulent être amusées; si elles s’ennuient deux minutes de suite auprès de vous, vous êtes irrévocablement perdu. Votre silence doit éveiller leur curiosité; votre conversation ne doit jamais les satisfaire complètement. Il faut les troubler à chaque instant; dix fois elles braveront pour vous l’opinion publique et elles appelleront cela un sacrifice. Mais pour se payer de ce sacrifice, elles se mettront à vous tourmenter et puis vous diront tout crûment un jour, que vous leur êtes insupportable. Si vous ne prenez pas de pouvoir sur elles, leur premier baiser ne vous donnera pas droit à un second. Elles seront assez coquettes, avec vous, mais au bout d’un an elles se marieront à un monstre, qu’elles ne prendront que pour obéir à leur mère et se mettront à vous persuader qu’elles sont malheureuses; qu’elles n’ont aimé qu’un seul homme, qui est vous; et que le ciel n’a pas voulu les unir à cet homme, par ce qu’il portait un vêtement de soldat, quoique sous ce grossier manteau gris battît un cœur ardent et noble.»
Groutchnitski a frappé du poing sur la table; et s’est mis à marcher de long en large dans la chambre.
Intérieurement je riais et deux fois même j’ai souri, mais par bonheur il ne l’a pas remarqué. Il est évident qu’il est amoureux, car il est devenu encore plus confiant qu’auparavant. Il avait sur lui un anneau en argent oxidé, produit du pays. Cela m’a paru suspect; je l’ai examiné et qu’ai-je vu? Le nom de Marie gravé en très petites lettres à l’intérieur de l’anneau et la date du jour mémorable où elle a ramassé son verre. J’ai dissimulé ma découverte; je ne veux point lui arracher son secret; mais je veux qu’il me choisisse lui-même pour son confident et alors je serai au comble de la joie…
Aujourd’hui, je me suis levé tard; je suis allé au puits où je n’ai trouvé personne. Il fait chaud, très chaud; des petits nuages blancs et cotonneux accourent rapidement des montagnes neigeuses vers nous et annoncent un orage.
La tête du Machuk fume comme un flambeau éteint; autour de lui glissent et rampent, comme des serpents, des flocons, de nuages gris. Les arbres de la montagne les déchirent et retardent leur marche impétueuse; l’air est plein d’électricité; je me suis enfoncé sous l’allée de treilles auprès de la grotte. J’étais triste; je pensais à cette jeune femme qui a une tache à la joue, et dont m’a parlé le docteur. Pourquoi est-elle ici? Est-ce bien elle? mais pourquoi croire que c’est elle? Et pourquoi me le persuader? Il n’y a donc pas d’autres femmes qui aient aussi une tache sur la joue? En pensant à tout cela, je suis entré dans la grotte et j’ai regardé; à l’ombre de la voûte, une femme était assise sur un banc de pierre; elle était en chapeau de paille, enveloppée d’un châle noir, la tête penchée sur sa poitrine; son chapeau cachait son visage; je songeais déjà à m’en retourner afin de ne pas troubler sa rêverie, lorsqu’elle m’a regardé.
– Viéra!» me suis-je écrié malgré moi.
Elle a frissonné, pâli et m’a dit:
– Je savais que vous étiez ici.»
Je me suis assis à côté d’elle et lui ai pris les mains; un trouble, oublié depuis longtemps a parcouru tout mon être en entendant cette voix chérie. Elle me regardait dans les yeux avec ses yeux profonds et calmes. Ils exprimaient de la défiance et quelque chose de semblable à un reproche.
– Nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps, lui ai-je dit.
– Oui, depuis longtemps, et nous sommes bien changés tous les deux.
– Se pourrait-il? tu ne m’aimes déjà plus?…
– Je suis remariée! m’a-t-elle dit.
– Ah! mais, il y a quelques années, cette même raison nous séparait, et cependant…
Elle a retiré sa main de la mienne et ses joues se sont enflammées.
– Peut-être aimes-tu ton second mari?
Elle ne m’a pas répondu et s’est retournée.
– Ou il est jaloux? Elle se taisait.
– Mais alors, quoi? Il est jeune, beau et probablement très riche, et tu as des craintes?
Je l’ai regardée, elle était bouleversée; son visage exprimait un profond désespoir; des larmes coulaient de ses yeux.
– Dis-moi! a-t-elle murmuré enfin, tu as donc plaisir à me faire souffrir? je devrais te haïr, car depuis le jour où nous nous sommes connus, tu me m’as valu que des souffrances.»
Si voix tremblait, elle s’est penchée et a appuyé sa tête sur ma poitrine.
Peut-être! ai-je pensé, m’as-tu aimé précisément pour cela; car les joies s’oublient, les souffrances jamais.
Je l’ai étreinte avec force et nous sommes restés ainsi longtemps. Enfin nos lèvres se sont rapprochées et se sont confondues dans un long et ardent baiser. Ses mains étaient froides comme de la glace et sa tête brûlait. Alors a commencé entre nous une de ces conversations qui, sur le papier, n’ont plus de sens, qu’on ne peut répéter, et dont on ne peut se souvenir. Le ton des voix définit et complète l’expression des paroles, comme dans la musique italienne.