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Je sentais le besoin d’épancher mes pensées dans une conversation amicale… mais avec qui? Que fait Viéra maintenant? je donnerais bien des choses pour lui serrer la main en ce moment.

Soudain, j’entends des pas rapides et inégaux; sûrement c’est Groutchnitski, et c’est lui en effet.

– D’où viens-tu?

– De chez les princesses Ligowska, m’a-t-il dit d’une voix grave; comme Marie chante!…

– Je parierais qu’elle ignore que tu es sous-officier; elle croit sans doute que tu es un officier destitué.

– Peut-être! Que cela peut-il me faire? a-t-il dit d’une manière distraite.

– Rien! Je dis cela seulement…

– Mais sais-tu, toi, que tu l’as irritée sérieusement? Elle a trouvé que tu étais d’une arrogance inouïe. J’ai tâché de lui persuader que tu étais au contraire très aimable, que tu savais bien le monde et que tu ne pouvais avoir eu l’intention de l’offenser. Mais elle m’a dit que tu avais le regard impertinent et que sûrement tu devais avoir une très haute opinion de toi-même.

– Elle ne se trompe pas… mais toi, ne voudrais-tu pas par hasard prendre parti pour elle?

– Je regrette de ne pas avoir encore ce droit.

Ah! ai-je pensé; il a certainement déjà des espérances.

– Ce qui est fâcheux pour toi, c’est que tu auras maintenant bien de la peine à faire leur connaissance, et c’est regrettable, parce que leur maison est une des plus agréables que je connaisse.»

J’ai souri intérieurement.

«La maison la plus agréable pour moi est la mienne; lui ai-je dit en bâillant, et je me suis levé pour m’en aller.

– Tant pis! Avoue cependant que tu regrettes tout cela?

– Quelle absurdité! mais si je veux, demain soir, je serai chez les princesses.

– Vraiment?

– Eh bien! pour te faire plaisir, je veux me mettre à faire la cour à la jeune fille.

– Oui! si elle veut bien causer avec toi!

– Ah! pardon!… Je n’ai qu’à attendre le moment où ta conversation l’ennuiera.

– Adieu! Je vais flâner; il me serait impossible de dormir maintenant!… Si nous allions au restaurant, là on joue; il me faut à présent des émotions fortes.

– Je te souhaite de perdre!…»

Je suis rentré chez moi.

21 Mai.

Presqu’une semaine s’est écoulée et je n’ai pas encore fait connaissance avec les dames Ligowska. J’attends une occasion favorable. Groutchnitski suit la princesse Marie partout comme son ombre; leurs conversations ne finissent pas; quand l’ennuiera-t-il? La mère ne fait pas attention à Groutchnitski, parce qu’il n’est pas ce qu’on appelle un parti. Voilà une logique de mère! J’ai surpris deux ou trois coups d’œil de tendresse; il faut mettre fin à cela!

Hier, pour la première fois, Viéra est venue au puits. Elle n’était pas sortie de chez elle depuis le jour où nous nous sommes rencontrés dans la grotte. Nous avons plongé nos verres en même temps dans le puits, et en échangeant un salut, elle m’a dit doucement:

«Tu ne veux, donc, pas faire connaissance avec les dames Ligowska? Nous ne pourrons cependant nous voir que là.

– Un reproche! c’est ennuyeux! mais je l’ai mérité…

– À propos! demain il y a un bal par souscription dans le salon de l’hôtel.

– Eh bien! j’irai danser la mazurka [18] avec la princesse.

29 Mai.

Le salon de l’hôtel a été transformé en salon de noble compagnie. À dix heures tout le monde était arrivé. La princesse et sa fille sont venues des dernières. Beaucoup de dames les ont regardées avec envie et malveillance, car la princesse Marie était mise avec goût. Celles qui ont des prétentions aristocratiques, cachant leur envie, se sont rapprochées d’elles. Ici dans toute réunion de femmes, le cercle se compose d’éléments très hauts et très bas. Près d’une fenêtre, au milieu de la foule, Groutchnitski est debout, appuyant sa tête contre la vitre et ne quittant pas des yeux sa déesse. Elle lui a fait en passant un salut à peine marqué; il s’est épanoui comme un soleil. Les danses ont commencé par une polonaise, puis on a joué une valse. Les éperons se sont mis à sonner et les pans d’habit à voltiger et à tourner. J’étais debout, derrière une grosse dame couverte de plumes roses; l’ampleur de sa robe me rappelait le temps des paniers, et la bigarrure de sa peau, fort peu unie, l’heureuse époque des mouches de taffetas noir. Une énorme verrue qu’elle avait au cou était dissimulée par un fermoir de chaîne. Elle disait à son cavalier, capitaine de dragons:

«Cette petite princesse Ligowska est une insupportable fillette; figurez-vous qu’elle m’a heurtée et ne m’en a pas fait ses excuses, et de plus, elle s’est retournée et m’a lorgnée; c’est impayable!… Et de quoi est-elle si fière? On devrait la mettre à la raison.

– Ça ne tardera pas à venir, a répondu l’officieux capitaine, et il est allé dans une autre salle.

Je me suis alors approché de la princesse, et l’ai invitée à valser, profitant ainsi de l’usage admis aux eaux où l’on peut danser avec les dames que l’on ne connaît pas.

Elle a eu de la peine à contenir un sourire et à cacher son triomphe; mais elle a réussi assez vite à prendre un air indifférent et même sévère. Elle a appuyé négligemment sa main sur mon épaule, a penché légèrement sa tête de côté et nous nous sommes élancés. Je ne connais point de taille plus voluptueuse et plus souple; sa fraîche haleine courait sur mon visage; une boucle de ses cheveux arrachés à ses bandeaux par le tourbillon de la valse effleurait parfois ma joue brûlante… J’ai fait trois tours (elle valse admirablement). Elle a perdu haleine, ses yeux se sont troublés et ses lèvres ont pu à peine prononcer le banaclass="underline" merci, monsieur!

Après quelques minutes de silence, je lui ai dit en prenant un air très humble:

– J’ai appris, princesse, que quoique nous ne nous connaissions pas, j’ai déjà eu le malheur de mériter votre inimitié; vous me trouvez impertinent, m’a-t-on dit! Est-ce la vérité?

– Voudriez-vous en ce moment me confirmer dans cette opinion? a-t-elle répondu avec une petite mine pénétrante qui allait du reste fort bien à sa figure pleine de mobilité.

– Si j’ai eu l’audace de vous offenser, permettez-moi d’avoir l’audace plus grande de vous en demander pardon. Mais, vraiment, je désirerais bien vous prouver que vous vous êtes trompée sur mon compte.

– Cela vous sera assez difficile.

– Pourquoi donc?

– Parce que vous ne venez pas chez nous et ce bal probablement ne se répétera pas souvent.»

Ce qui signifie, ai-je pensé, que leur porte est toujours fermée pour moi.

– Vous savez, princesse, lui ai-je dit avec un peu de dépit, il ne faut jamais fermer l’oreille aux repentirs d’un coupable; avec le désespoir, il peut le devenir deux fois plus, et alors…»

Les rires et les chuchotements de ceux qui nous entouraient m’ont forcé à me retourner et à interrompre ma phrase. À quelques pas de moi, se trouvait un groupe d’hommes, et dans ce groupe le capitaine de dragons, qui m’avait paru méditer des projets hostiles contre cette chère princesse. Il semblait particulièrement très satisfait de quelque chose, riait, se frottait les mains et échangeait des œillades avec ses compagnons. Soudain, du milieu d’eux s’est détaché un monsieur en habit; ayant de longues moustaches, une figure rouge et qui en trébuchant s’est dirigé droit vers la princesse. Il était ivre; il s’est arrêté devant la pauvre fille, qui était toute troublée, a croisé ses mains derrière lui, et fixant sur elle ses yeux gris, lui a dit d’une voix de soprano enroué:

– Permettez-moi… mais non! plus simplement, je vous engage pour la mazurka…

– Que désirez-vous? a-t-elle répondu d’une voix tremblante, et jetant tout autour un regard suppliant. Hélas! sa mère était assez loin de là, et près d’elle pas un de ses cavaliers de connaissance. Un seul aide-de-camp m’a paru voir tout cela, mais il s’est caché dans la foule, afin de s’éviter une histoire.

«Quoi donc? a dit le monsieur ivre, en faisant signe du coin de l’œil au capitaine de dragons, qui l’encourageait de ses gestes. Est-ce que cela vous déplaît? J’ai de nouveau l’honneur de vous engager pour la mazurka… Vous pensez peut-être que je suis ivre? mais ce n’est rien!… Je sois très ingambe, je puis vous assurer…»

Je voyais qu’elle était prête à s’évanouir de frayeur et d’indignation.

Je suis allé droit au monsieur ivre; je l’ai pris assez solidement par le bras, l’ai regardé fixement dans les yeux et l’ai invité à se retirer, parce que la princesse m’avait déjà promis depuis longtemps de danser la mazurka avec moi.

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[18] La mazurka est une danse à figures qui, en Russie, remplace ce que nous appelons en France le cotillon.