– Vous vous trompez encore; je ne suis pas du tout gastronome, mais j’ai un mauvais estomac, Or la musique après dîner endort, et dormir après le dîner est fort salutaire; par conséquent j’aime la musique sous le rapport hygiénique. Ce soir, au contraire, elle m’agite trop les nerfs; elle me rend trop triste ou trop gai; et c’est fort désagréable de s’attrister ou de s’égayer lorsqu’on n’a pas de raison pour cela; surtout dans le monde, où la tristesse est ridicule, et une trop grande gaieté indécente.»
Elle ne m’a pas écouté jusqu’au bout, s’est éloignée et est allée s’asseoir près de Groutchnitski. Une conversation sentimentale s’est établie entre eux.
Il m’a semblé que la princesse répondait à ses phrases recherchées, assez distraitement et sans à propos, quoiqu’elle s’efforçât de lui montrer qu’elle l’écoutait avec attention, car il jetait sur elle parfois des regards d’admiration, tâchant de deviner la cause de l’agitation secrète que trahissaient souvent ses yeux inquiets.
Je vous ai devinée, chère princesse; prenez garde! Vous voulez me rendre la pareille en même monnaie et piquer mon amour-propre. Vous ne réussirez pas, et si vous me déclarez la guerre, je serai aussi sans pitié.
Pendant le restant de la soirée, j’ai tâché de me mêler à leur conversation, mais elle a accueilli assez sèchement mes remarques et je me suis éloigné avec une peine simulée. La jeune princesse triomphait et Groutchnitski aussi.
Triomphez, mes amis, hâtez-vous… vous ne triompherez pas longtemps, j’en ai le pressentiment… Dans mes relations avec les femmes, j’ai toujours deviné tout d’abord, si elles m’aimeraient ou non…
J’ai achevé la soirée auprès de Viéra, à parler d’un temps déjà lointain. Pourquoi m’aime-t-elle tant? vraiment je ne le sais, d’autant plus que c’est la seule femme qui m’ait entièrement compris avec mes petites faiblesses et mes mauvaises passions; il est impossible que le mal soit si attrayant…
Je suis parti avec Groutchnitski; dans la rue il m’a pris le bras et après un long instant de silence, il m’a dit:
«Eh bien, quoi?»
Tu es un sot, avais-je envie de lui répondre; mais je me suis retenu; et n’ai fait que lever les épaules.
6 Juin.
Pendant tous ces jours-là, je ne me suis pas écarté un seul instant de mon système. Ma conversation commence à plaire à la jeune princesse Marie; je lui ai raconté quelques-uns des plus étranges incidents de ma vie et déjà elle me considère comme un homme extraordinaire. Je me moque un peu de tout en ce monde et surtout du sentimentalisme: cela commence à l’effrayer. Elle n’ose déjà plus, devant moi, entamer avec Groutchnitski une lutte de sentiment; elle a déjà répondu quelquefois à ses sorties par des sourires railleurs. Mais chaque fois que Groutchnitski s’approche d’elle, je prends un air calme et je les laisse ensemble. La première fois elle a été contente de cela ou au moins a essayé de le paraître; à la seconde, elle s’est fâchée contre moi; à la troisième, contre Groutchnitski.
«Vous avez bien peu d’amour-propre, m’a-t-elle dit un soir. Pourquoi croyez-vous que j’ai plus de plaisir à me trouver avec Groutchnitski qu’avec vous?»
– Je lui ai répondu que je sacrifiais mon plaisir au bonheur de mon ami.
– Et le mien?» a-t-elle ajouté.
Je l’ai regardée fixement en prenant un air sérieux. Ensuite, de toute la journée, je ne lui ai pas dit un mot. Ce soir elle était pensive, et ce matin, auprès du puits, elle l’était encore davantage.
Lorsque je me suis approché d’elle, elle écoutait distraitement Groutchnitski qui s’extasiait sur la nature, et lorsqu’elle m’a vu, elle s’est mise à rire aux éclats, très mal à propos et en ayant l’air de ne pas m’avoir aperçu. Je me suis éloigné et me suis mis à la surveiller à la dérobée. Elle s’est d’abord écartée de son compagnon de causerie, puis a bâillé deux fois.
Décidément Groutchnitski l’importune. Je resterai encore deux jours sans causer avec elle.
10 Juin.
Je me demande souvent pourquoi je recherche si obstinément l’amour d’une jeune fille, que je ne veux point séduire et que je n’épouserai jamais. Pourquoi cette coquetterie féminine? Viéra m’aime plus que la princesse Marie ne m’aimera jamais. Au moins si cette dernière avait l’air d’une beauté invincible, je semblerais peut-être fasciné par la difficulté de l’entreprise…
Mais il n’en est point ainsi! Ce n’est pas non plus ce besoin incessant d’aimer, qui nous tourmente pendant les premières années de la jeunesse et nous pousse d’une femme à l’autre, jusqu’à ce que nous en trouvions une qui ne puisse nous supporter. Voilà le moment où nous devenons véritablement constants, passion sans fin que l’on pourrait exprimer mathématiquement par une ligne partant d’un point et se perdant dans l’espace. Le secret de cette éternité ne gît que dans l’impossibilité où l’on est d’atteindre le but, c’est-à-dire la fin.
Mais de quoi vais-je m’inquiéter? suis-je jaloux de Groutchnitski? Le malheureux, mais il n’est pas digne d’elle! Après tout, c’est peut-être la conséquence de cet insurmontable sentiment qui nous engage à détruire les plus douces erreurs de notre prochain, afin d’avoir le petit plaisir de lui dire, lorsque désespéré, il nous demandera à qui il devra croire: Mon ami! elle m’en disait autant et tu vois, je dîne, je soupe, je dors tranquillement et j’espère mourir sans cris et sans larmes. Et puis, il y a sans doute une immense jouissance à posséder une jeune âme qui s’épanouit à peine! Elle est comme une de ces fleurs dont les meilleurs parfums s’évaporent au contact des premiers rayons du soleil; il faut la cueillir à ce moment, l’aspirer jusqu’à épuisement, et puis la rejeter sur le chemin! Peut-être se trouvera-t-il quelqu’un pour la ramasser!
Je ressens en moi cette insatiable avidité qui engloutit tout ce qu’elle rencontre sur son chemin. Je ne songe à la souffrance et à la joie des autres que par rapport à moi; j’y trouve l’aliment nécessaire à l’entretien des forces de mon âme. Je ne suis plus capable de faire des folies sous l’influence de la passion et mon ambition est étouffée par les circonstances; mais elle se produit d’une autre manière, car, l’ambition n’est que la soif de la puissance, et le premier des plaisirs pour moi, est de subordonner à ma volonté tous ceux qui m’entourent et d’éveiller en eux le sentiment de l’amour, de l’attachement, de la frayeur. Et n’est-ce pas en effet la plus grande preuve et le plus grand triomphe de la puissance, que d’être pour le premier venu, une cause de souffrance ou de plaisir, sans avoir au-dessus de lui un droit positif! Qu’est-ce que le bonheur, si ce n’est l’orgueil assouvi! si je croyais être le meilleur et le plus puissant des hommes, je serais heureux! Et si tous m’aimaient, je trouverais en moi des sources inépuisables d’amour. Le mal engendre le mal, une première souffrance fait comprendre le plaisir qu’il y a à tourmenter les autres. L’idée du mal ne peut entrer dans la tête d’un homme sans qu’il ne songe à le faire. Les idées, a dit quelqu’un, c’est la création organisée; leur naissance leur donne une forme et cette forme est l’action. Ainsi celui dans la tête duquel naît le plus grand nombre d’idées agit plus que tous les autres.
De cela, il suit qu’un homme de génie attaché au banc d’un pupitre, doit mourir ou perdre l’esprit; absolument comme un homme, doué d’une constitution, vigoureuse, condamné à une vie sédentaire et sans exercice, mourra d’une attaque d’apoplexie.
Les passions ne sont autre chose que les idées à leur première éclosion; elles appartiennent aux cœurs jeunes, et celui-là est un sot qui croit être agité par elles toute la vie. Bien des rivières tranquilles sont, à leur source, d’impétueux torrents, mais pas une ne bondit et n’écume jusqu’à la mer; ce calme est souvent, sans qu’on s’en doute, un grand indice de force. La plénitude, la profondeur des sentiments et de la pensée n’admettent pas les élans furieux. Une âme agitée par les passions, se donne en tout de lourdes responsabilités, et est persuadée qu’il doit en être ainsi. Elle sait que sans les orages, la permanente ardeur du soleil la dessécherait. Elle se pénètre de sa propre vie, se caresse et se punit elle-même, comme un enfant gâté. Ce n’est que dans cette condition de connaissance de soi-même que l’homme peut apprécier la justice divine…
En relisant cette page, je remarque que je me suis bien éloigné de mon sujet. Mais qu’importe! Sans doute j’écris ce journal pour moi, et tout ce que je jette sur ce papier sera, avec le temps, un précieux souvenir pour moi…
Groutchnitski est venu chez moi et m’a sauté au cou; il est promu officier; nous avons bu le champagne, Le docteur Verner est entré presque aussitôt après lui:
«Je ne vous félicite pas! a-t-il dit, à Groutchnitski:
– Pourquoi?
– Parce que votre manteau de soldat vous allait fort bien, et avouez qu’un uniforme d’officier d’infanterie fait ici, aux eaux, ne vous donnera rien d’intéressant. C’est évident! Jusqu’à ce jour vous étiez une exception; maintenant, vous serez comme tous les autres.