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– Je croyais que vous ne dansiez que par nécessité absolue, comme la fois passée, m’a-t-elle dit avec un sourire charmant.

Il paraît qu’elle ne s’aperçoit pas du tout de l’absence de Groutchnitski.

– Vous serez très agréablement surprise, lui ai-je dit.

– De quoi?

– C’est un secret!… que vous devinerez vous-même au bal.»

J’ai achevé la soirée chez les princesses; il n’y avait personne que Viéra et un vieillard très amusant. J’étais en veine d’esprit et j’ai improvisé quelques histoires assez bonnes. La jeune princesse était assise devant moi et écoutait mes contes avec une attention si profonde, si vive et si tendre, que j’en étais étonné. Que sont devenus sa vivacité, sa coquetterie, ses caprices, sa mine espiègle, son sourire moqueur, son regard distrait?

Viéra a remarqué tout cela; sur son visage, altéré par la maladie, se peignait une profonde tristesse. Elle était assise auprès de la fenêtre dans un grand fauteuil et m’a fait réellement de la peine.

J’ai raconté toute la dramatique histoire de notre rencontre, de nos amours, en déguisant le tout, bien entendu, sous des noms inventés.

J’ai peint vivement ma tendresse, mes inquiétudes, mes transports, et j’ai présenté sous un jour si avantageux sa démarche, son caractère, qu’elle a dû me pardonner ma coquetterie avec la princesse.

Elle s’est levée et est venue s’asseoir près de nous; elle semblait revivre… Et nous ne nous sommes souvenus qu’à deux heures du matin que le docteur nous avait ordonné de nous coucher à onze heures.

13 Juin.

Une demi-heure avant le bal, Groutchnitski est venu chez moi, en uniforme éclatant d’officier d’infanterie. Au troisième bouton de sa tunique était accrochée une chaînette de bronze à laquelle pendait un double lorgnon. Ses épaulettes démesurément grandes étaient relevées en l’air et ressemblaient assez aux ailes de l’amour; ses bottes neuves craquaient; dans sa main gauche il portait ses gants en peau de couleur brune et sa casquette; de sa main droite il tourmentait à chaque instant les boucles de sa chevelure relevées en toupet. On voyait qu’il était enchanté de lui et son visage exprimait cependant une certaine méfiance de lui-même. Son air endimanché et ses allures de fat m’auraient fait éclater de rire si tout cela n’avait été d’accord avec mes projets.

Il a jeté en arrivant ses gants et sa casquette sur une table et s’est mis à effacer les plis de son vêtement et à se mirer dans la glace. Un immense foulard noir était noué autour de son cou en guise de col et la partie raide fort élevée soutenait son menton et dépassait le bord de son collet d’habit. Comme elle lui paraissait encore trop basse, il l’a tirée en haut et l’a fait monter jusqu’à ses oreilles. À la suite de ce travail pénible, car le collet de sa tunique était étroit et peu aisé, le sang lui est venu au visage.

«On m’a dit que tous ces jours-ci, tu avais fait sérieusement la cour à ma princesse; m’a-t-il dit négligemment et sans me regarder.

– Où veux-tu que des sots comme nous aillent boire le thé? [20] ai-je répondu, en répétant l’expression connue de l’un de nos plus adroits mauvais sujets, rappelée quelquefois par Pouchkine.

– Dis-moi, mon uniforme me va-t-il bien? Ah! gredin de juif! il m’étouffe sous les aisselles. Tu n’as pas de parfums?

– Voyons! est-ce qu’il t’en faut encore? tu sens cependant déjà pas mal la pommade à la rose.

– Ce n’est rien; donne m’en encore un peu.

Il en a versé presqu’un demi-flacon sur sa cravate, sur son mouchoir et sur ses manches.

– Danseras-tu? m’a-t-il demandé.

– Je ne crois pas.

– Je crains qu’il ne m’arrive de commencer la mazurka avec la princesse, et je ne connais pas une seule figure.

– Est-ce que tu l’as invitée pour la mazurka?

– Non, pas encore.

– Vois qu’on ne te prévienne pas.

– En effet! a-t-il dit, en se frappant le front; j’irai l’attendre sur le perron.»

Il a pris sa casquette et s’est enfui.

Une demi-heure après je suis parti. Les rues étaient noires et désertes. Autour de la réunion ou de l’hôtel, comme il vous plaira, la foule s’était amassée; la lumière venant des fenêtres l’éclairait et la brise du soir m’apportait les éclats d’une musique militaire. J’allais lentement, car j’étais triste.

Est-il possible d’avoir une destinée aussi singulière sur la terre: briser sans cesse les espérances des autres! Depuis que je vis et j’agis, le sort m’a toujours amené au dénouement des drames d’autrui, comme si, sans moi, personne ne pouvait mourir ou arriver au désespoir. Je suis un personnage obligé de cinquième acte et involontairement je joue un rôle qui a quelque chose de celui du bourreau ou du traître. Quel est le but de ma destinée au milieu de tout cela? Suis-je appelé à défrayer les auteurs de tragédies bourgeoises et de romans de famille, ou bien à être le collaborateur des faiseurs de contes comme ceux de la bibliothèque pour la lecture? Pourquoi le saurais-je? Il n’est pas d’homme qui, au début de la vie, ne pense l’achever comme Alexandre ou Lord Byron; et cependant, ils demeurent tout un siècle conseillers en titre.

En entrant dans la salle de bal, je me suis dissimulé dans le groupe des hommes et me suis mis à observer. Groutchnitski était debout à côté de la jeune princesse et lui débitait quelque chose avec beaucoup d’ardeur. Elle l’écoutait d’une manière distraite et regardait de tous côtés, en appuyant parfois son éventail contre ses petites lèvres. Sur son visage, on lisait son impatience; ses yeux cherchaient quelqu’un autour d’elle; je me suis approché tout doucement pour entendre leur conversation.

«Vous me faites horriblement souffrir, princesse, lui disait Groutchnitski: vous êtes bien changée depuis le jour où je vous ai vue.

– Vous aussi, vous êtes changé, lui a-t-elle dit, en jetant sur lui un regard rapide, dans lequel il n’a pas distingué une raillerie cachée.

– Moi! je suis changé! a-t-il dit. Oh! jamais! vous savez bien que c’est impossible! Celui qui vous a vue une seule fois, emporte avec lui pour l’éternité le souvenir de votre image divine!

– Aurez-vous bientôt fini?…

– Pourquoi donc ne voulez-vous plus entendre à présent ce que naguères vous écoutiez avec bienveillance?

– Parce que je n’aime pas les répétitions, a-t-elle répondu en riant.

– Oh! je me suis affreusement trompé!… Insensé, moi qui croyais que ces épaulettes me donneraient le droit d’espérer!… Non! il aurait mieux valu pour moi conserver mon manteau de soldat, avec lequel je pouvais peut-être attirer un peu votre attention.

– En effet, ce manteau allait bien mieux à votre visage.

À ce moment je me suis avancé pour la saluer; elle a rougi un peu et m’a dit rapidement: «N’est-ce pas vrai, Monsieur Petchorin? que M. Groutchnitski était bien mieux avec son manteau gris?

– Je ne suis pas tout à fait de votre avis; lui ai-je dit; son uniforme le rajeunit.

Groutchnitski n’a pu supporter ce coup; comme tous les jeunes gens, il a des prétentions à paraître vieux, il pense que sur son visage les traces profondes des passions remplacent les rides de l’âge. Il m’a lancé un regard furibond, a frappé du pied et s’est éloigné.

– Avouez! ai-je dit à la princesse, que quoiqu’il ait été toujours très ridicule, il a été bien près de vous intéresser… avec son manteau gris?»

Elle a baissé les yeux et n’a pas répondu. Groutchnitski a poursuivi la princesse pendant toute la soirée et a toujours dansé avec elle ou vis-à-vis d’elle. Il la dévorait des yeux, soupirait et l’ennuyait de ses prières et de ses reproches; après le troisième quadrille elle le détestait déjà.

«Je ne m’attendais pas à cela de toi; m’a-t-il dit, en s’approchant de moi et me prenant le bras.

– Eh bien, quoi?

– Ne danses-tu pas la mazurka avec elle? m’a-t-il demandé d’une voix superbe. Elle me l’a avoué.

– Eh bien! est-ce un secret?

– Oui, je vois clair!… Je devais m’attendre à cela de la part de cette petite fillette, de cette coquette; je saurai me venger.

– Prends-t’en à ton manteau ou à tes épaulettes! Pourquoi l’accuser, elle? Est-ce sa faute, si tu ne lui plais plus?

– Pourquoi m’avoir donné des espérances?

– Pourquoi as-tu espéré? On peut toujours désirer et demander n’importe quoi, je le comprends; mais qui peut espérer?

– Tu as gagné ton pari; mais pas complètement, a-t-il dit avec un air irrité.»

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[20] Expression russe qui signifie: ce bonheur n'est pas fait pour nous.