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La mazurka a commencé: Groutchnitski n’a choisi tout le temps que la princesse; les autres la choisissaient aussi à chaque instant. Il était évident que c’était un complot organisé contre moi. Tant mieux! Elle a envie de causer avec moi; ils l’en empêchent, elle le désirera bien davantage!

Je lui ai serré deux fois la main; à la deuxième elle l’a retirée sans dire un mot.

«Je dormirai mal cette nuit, m’a-t-elle dit, lorsque la mazurka s’achevait.

– Est-ce Groutchnitski qui en est la cause?

– Oh non! et son visage est devenu si triste, si mélancolique, que je me suis juré de lui baiser la main dès ce soir.»

On allait partir; en aidant la jeune princesse à se placer dans sa voiture, j’ai porté rapidement sa petite main à mes lèvres; il faisait sombre et personne n’a pu nous voir.

Je suis revenu dans le salon très satisfait de moi.

Autour d’une grande table, les jeunes gens soupaient, et au milieu d’eux Groutchnitski. Lorsque je suis entré, tous se sont tus; évidemment on parlait de moi. Beaucoup, depuis le bal, me boudent et particulièrement le capitaine de dragons. Il paraît qu’ils ont décidément organisé contre moi un complot sous le commandement de Groutchnitski. Aussi a-t-il l’air insolent et brave. J’en suis très heureux; j’aime me savoir des ennemis, quoique ce ne soit pas très chrétien; cela m’amuse et fouette mon sang. Se tenir sur ses gardes, surprendre chacun de leurs regards, deviner chacune de leurs paroles, pénétrer leurs intentions, faire avorter leurs projets; feindre d’être trompé, et soudain faire crouler d’un seul coup, cet énorme édifice, qui leur a donné tant de peines et leur a fait dépenser tant d’adresse et de réflexion. Voilà ce que j’appelle vivre!

Pendant le restant du souper, Groutchnitski n’a cessé de chuchoter avec le capitaine de dragons et d’échanger des regards d’intelligence avec lui.

14 Juin.

Ce matin Viéra est partie avec son mari pour Kislovodsk; j’ai rencontré leur voiture en allant chez la princesse Ligowska. Elle m’a salué de la tête; dans son regard il y avait un reproche.

De quoi suis-je coupable? Pourquoi ne veut-elle pas m’accorder un tête-à-tête? L’amour est comme le feu: sans aliment il s’éteint. La jalousie fera peut-être ce que n’eussent pu faire les prières.

Je suis resté avec la mère de la princesse une heure entière. Sa fille n’a pas paru; elle est malade et n’est point allée ce soir au boulevard. Les membres de la ligue qui s’est formée naguères contre moi se sont armés de lorgnons et ont pris un air menaçant. Je suis heureux de savoir la jeune princesse malade, ils lui auraient fait quelque méchanceté. Groutchnitski a les cheveux en désordre et un air désespéré; il me paraît réellement blessé dans son amour-propre. Allons! il est encore de ces hommes, que le désespoir amuse.

En revenant chez moi, j’ai cru remarquer que je n’étais pas satisfait; il me manquait quelque chose; je ne l’ai pas vue! elle est malade! serais-je déjà amoureux? Quelle absurdité!

15 Juin.

À onze heures du matin, heure à laquelle la mère de la princesse va aux bains Ermoloff, je suis passé près de la fenêtre où elle rêvait; en m’apercevant, elle s’est retirée.

Je suis entré dans l’antichambre; il n’y avait personne, et sans me faire annoncer, selon les habitudes de la maison, j’ai pénétré dans le salon. Une pâleur profonde s’est répandue sur le joli visage de la jeune princesse; elle était au piano, une main appuyée au dossier de son fauteuil; cette main tremblait un peu. Je me suis approché d’elle doucement et lui ai dit:

«Vous êtes fâchée contre moi?»

Elle a jeté sur moi un regard langoureux et profond, et a secoué la tête; ses lèvres voulaient dire quelque chose et ne le pouvaient pas; ses yeux se sont remplis de larmes; elle s’est affaissée sur son fauteuil et s’est caché le visage dans ses mains.

«Qu’avez-vous? lui ai-je dit, en lui prenant la main.

– Vous n’avez pas d’estime pour moi! oh! laissez-moi!»

J’ai fait quelques pas; elle s’est redressée sur son fauteuil; ses yeux étincelaient. Je me suis arrêté en m’appuyant d’une main à la porte et lui ai dit:

«Pardonnez-moi, princesse, je viens de me conduire comme un fou; cela ne m’arrivera plus; je serai plus prudent, – mais pourquoi vous faire connaître ce qui se passe dans mon âme? Vous ne le saurez jamais, et tant mieux pour vous. Adieu!…»

En m’en allant, il m’a semblé que je l’entendais pleurer.

J’ai rôdé à pied jusqu’au soir dans les environs du Machuk; j’étais horriblement fatigué et en rentrant chez moi je me suis jeté sur mon lit, complètement harassé.

Verner est venu chez moi.

«Est-ce vrai, m’a-t-il demandé, que vous épousez la princesse Marie Ligowska?

– Mais, qui dit cela?

– Toute la ville le dit; tous mes malades se préoccupent de cette importante nouvelle, et ces malades, drôle de population, savent tout.»

C’est un tour que me joue Groutchnitski! ai-je pensé.

«Afin de vous prouver, docteur, la fausseté de ces bruits, je vous confie en secret que demain je pars pour Kislovodsk.

– Et la jeune princesse aussi?

– Non! elle reste encore une semaine ici.

– Ainsi donc, vous ne l’épousez pas?

– Docteur! Docteur! regardez-moi! Est-ce que j’ai l’air d’un mari, ou de quelque chose de pareil?

– Je ne dis point cela… mais vous savez, il y a de ces occasions… a-t-il ajouté en souriant avec finesse; de ces occasions dans lesquelles les hommes les plus honorables sont obligés de se marier, et il est des mamans qui ne laissent pas passer ces occasions… Aussi je vous invite en ami à vous, tenir davantage sur vos gardes. Ici, aux eaux, l’air est dangereux. Combien j’ai vu de magnifiques jeunes hommes dignes d’un meilleur sort, partir d’ici pour aller droit à l’autel. Moi aussi, le croiriez-vous? ils ont voulu me marier; et surtout une maman de province dont la fille était très pâle; j’avais eu le malheur de lui dire que les couleurs de son visage lui reviendraient après le mariage. Alors, avec des larmes de reconnaissance elle me proposa la main de sa fille et toute sa fortune: cinquante paysans environ [21]. Mais je lui répondis que j’étais incapable de faire un mari.»

Verner s’en est allé bien persuadé qu’il m’avait prévenu. De ses paroles j’ai déduit ceci: que déjà il court dans la ville sur la princesse et moi divers bruits méchants. Cela ne profitera pas impunément à Groutchnitski.

18 Juin.

Voilà déjà trois jours que je suis à Kislovodsk. Chaque jour je vois Viéra au puits et à la promenade. Le matin, en me réveillant, je me mets à la fenêtre et je braque ma lorgnette sur son balcon: Elle est déjà habillée et attend le signal dont nous sommes convenus. Nous nous rencontrons, comme par hasard, dans le jardin qui descend de nos demeures au puits. L’air vif des montagnes a rendu à son visage sa fraîcheur et lui a redonné des forces. Ce n’est pas à tort que Narian [22] s’appelle la source aux eaux héroïques. Les gens du lieu affirment que l’air de Kislovodsk dispose à l’amour et qu’ici se dénouent tous les romans commencés au pied du Machuk. Et effectivement tout respire ici la solitude; – ici tout est mystérieux, et les ombres épaisses des allées de tilleuls penchés sur la rivière qui gronde avec fracas et qui, bondissant de rocher en rocher, se creuse un lit au milieu des verdoyantes collines; et les défilés pleins de vapeurs et de silence dont les replis courent dans toutes les directions; et la fraîcheur de l’air parfumé par les suaves émanations des hautes et jeunes herbes et des blancs acacias; et le murmure monotone et doucement endormant des ruisseaux à l’onde glacée qui se rencontrent au pied de la colline, et courent ensemble à qui mieux mieux pour aller se jeter enfin dans le Podkumok. De ce côté le défilé s’élargit et se transforme en une verte clairière; à travers elle, serpente un sentier poudreux. Il me semble toujours qu’une voiture le parcourt et qu’à la portière se penche, pour regarder, un joli petit visage rose. Bien des voitures ont déjà passé sur ce chemin, mais non pas celle que j’attends. Le grand village qui est derrière la forteresse s’est rempli de monde; dans un restaurant placé sur le coteau à quelques pas de mon logement, je vois, quand le soir arrive, briller les lumières à travers une double rangée de peupliers. Le cliquetis sonore des verres se fait entendre jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Nulle part on ne boit autant de vin de Kaketinski ou d’eau minérale qu’ici: beaucoup mélangent les deux liquides; je ne suis pas de ce nombre. Groutchnitski et sa bande font du bruit chaque jour à l’hôtel et c’est à peine si nous nous saluons.

Il n’est arrivé qu’hier et a déjà réussi à se brouiller avec quelques vieillards qui voulaient s’asseoir au bain avant lui: décidément les malheurs développent en lui l’humeur guerrière!

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[21] Avant l'affranchissement des serfs, on évaluait ainsi les fortunes en Russie.

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[22] Nom d'une source minérale.