– Pauvres gens, dis-je au capitaine, en indiquant nos hôtes, qui se taisaient et nous regardaient avec une espèce d’ébahissement.
– Peuple stupide! répondit-il; croyez-le! ils ne savent rien et sont incapables de quelque civilisation. Au moins nos Kabardiens et nos Circassiens, quoique bandits et pauvres hères, ont en revanche des têtes exaltées. Mais ceux-ci n’ont aucun goût pour les armes et on ne trouve sur eux aucune arme de quelque valeur; ce sont certainement des Géorgiens!
– Mais êtes-vous resté longtemps à Tchetchnia?
– Oui! je suis resté dix ans dans la forteresse: avec une compagnie près de Kamen-Broda; connaissez-vous ces lieux?
– J’en ai entendu parler.
– Ah! ces drôles nous ont bien ennuyé alors; grâce à Dieu, maintenant ils sont plus tranquilles. On ne pouvait, à cette époque, faire cent pas au-delà du rempart, sans trouver en face de soi quelque diable qui faisait le guet; et à peine l’aperceviez-vous et le regardiez-vous, que vous aviez déjà une corde autour du cou ou une balle dans la tête. Ah! ce sont de rudes gaillards!
– Mais sans doute, il a dû vous arriver bien des aventures? lui dis-je, excité par la curiosité.
– Comment ne m’en serait-il pas arrivé! Oh oui, j’en ai eu beaucoup!…
Il se mit à tirer sa moustache, pencha sa tête et devint pensif. Je désirais ardemment avoir de lui quelque récit, désir naturel chez tous les hommes qui voyagent et écrivent. Le thé était prêt; je tirai de ma valise deux verres de voyage, les remplis et en plaçai un devant mon compagnon: Il huma quelques gouttes et comme s’il se parlait à lui-même:
– Oui! murmura-t-il, il m’est arrivé bien des choses!
Cette exclamation augmenta mon espoir; je savais que les vieux du Caucase aiment à raconter et longuement: l’occasion leur en est si rarement donnée! On passe quelquefois cinq années entières dans un lieu écarté et pendant ce temps, pas un homme ne vous dit simplement bonjour: c’est à peine si le sergent-major lui-même, vous salue par ces mots: «Votre seigneurie, je vous souhaite une bonne santé;» et cependant il y aurait de quoi causer, car on a autour de soi des peuples sauvages et bien curieux à étudier.
Là, chaque jour est un danger; des événements merveilleux surviennent et il est regrettable que nous écrivions si rarement.
– Ne voulez-vous pas ajouter du rhum à votre thé, dis-je à mon compagnon de causerie; j’en ai du blanc de Tiflis? il fait si froid ce soir.
– Non! je vous remercie, je ne bois pas.
– Pourquoi cela?
– Ah! c’est comme cela; je me le suis juré, lorsque je n’étais encore que sous-lieutenant, et voici pourquoi: une fois où nous avions un peu bu entre nous, il y eut une alerte de nuit; nous marchions déjà devant le front des troupes avec une pointe de vin et l’on était en train de nous réprimander, lorsque Alexis Petrovitch l’apprit. Grand Dieu, quelle colère s’empara de lui! Peu s’en fallut qu’il ne nous envoyât devant un conseil de guerre car nous l’avions mérité. Cependant, que voulez-vous? on passe quelquefois dans ces lieux une année entière sans voir une âme et alors si l’on a de l’eau-de-vie sous la main, on est un homme perdu!
En entendant cela, je sentis fuir presque l’espoir que je caressais; mais il reprit:
– Ainsi par exemple, lorsque les Circassiens, soit aux noces, soit aux funérailles de l’un des leurs se sont enivrés de bouza [2], il arrive presque toujours quelque bataille. Une fois entre autres, j’eus bien de la peine à tirer mes jambes de là et encore étais-je en visite chez un prince soumis.
– Comment cela vous arriva-t-il?
– Voici, dit-il; il bourra sa pipe, aspira une bouffée de tabac et se mit à raconter:
– J’étais alors avec ma compagnie dans la forteresse qui est sur le Terek; il y a environ cinq ans de cela. C’était en automne; un convoi de vivres nous arriva. Avec le convoi se trouvait un officier; c’était un jeune homme de vingt-cinq ans. Il se présenta à moi en uniforme et me déclara qu’il avait l’ordre de rester avec moi dans la forteresse. Il était si mince, si blanc et portait un uniforme si neuf que je devinai facilement qu’il était depuis peu au Caucase.
– Sans doute, lui dis-je, on vous a envoyé ici de la Russie?
– Précisément Monsieur le capitaine, me répondit-il.
– Je lui pris alors la main et lui dis: Je suis heureux, très heureux de vous voir parmi nous. Vous vous ennuierez un peu, mais nous vivrons en véritables amis. Je vous en prie, dès ce jour, appelez-moi simplement Maxime Maximitch. Pourquoi cet uniforme? venez toujours chez moi en casquette. Je lui fis désigner un appartement et il s’établit dans la forteresse.
– Et comment l’appelait-on? demandai-je à Maxime Maximitch:
– Il se nommait Grégoire-Alexandrovitch Petchorin; c’était un excellent garçon; mais un peu singulier: ainsi, il lui arrivait de passer une journée entière à la chasse par la pluie et le froid et lorsque tous étaient transis et fatigués, lui ne l’était pas le moins du monde, et puis d’autres jours où il n’avait pas quitté sa chambre, il se plaignait de sentir le vent et assurait qu’il avait froid et si le volet battait, on le voyait frissonner et blêmir. Je l’ai vu attaquer le sanglier tout seul. Parfois il passait des heures entières, sans qu’on pût lui arracher une parole, et d’autres fois, quand il se mettait à parler, on se tenait les côtes à force de rire; il avait de grandes bizarreries et je crois que c’était un homme riche. Son bagage était considérable!
– Mais vécut-il longtemps avec vous?
– Oui! un an; et cette année est encore présente à ma mémoire. Il m’a donné bien des tracas; mais ce n’est pas cela qui le rappelle à mon souvenir! Il y a vraiment de ces gens dans la destinée desquels il est écrit qu’ils auront des aventures extraordinaires!
– Extraordinaires, m’écriai-je avec un sentiment de curiosité et en lui versant encore du thé.
– Oui! Je vais vous raconter cela:
À deux verstes de la forteresse, vivait un prince soumis. Son fils, garçon de quinze ans, avait l’habitude de venir chez nous chaque jour. C’était tantôt pour une chose, tantôt pour une autre. Petchorin et moi le gâtions; mais quel vaurien c’était déjà! Très adroit par exemple, il savait à cheval ramasser un chapeau par terre au galop le plus rapide et tirer son fusil; mais il avait un grand défaut; il aimait passionnément l’argent. Un jour Petchorin lui promit en plaisantant de lui donner un ducat s’il lui apportait le meilleur bouc du troupeau de son père; et, comme vous le pensez bien, la nuit suivante il le lui amena par les cornes. Puis lorsque nous l’irritions, ses yeux s’injectaient de sang et tout de suite il mettait le poignard à la main: «Fi Azamat! tu es trop violent! lui disais-je; et ta tête ira loin.
Le vieux prince vint un jour lui-même nous inviter à des noces; il mariait sa fille aînée et nous étions des amis. Il était impossible de lui refuser, quoiqu’il fût Tartare, et nous nous mîmes en route. Dans le village, une multitude de chiens nous accueillit par de bruyants aboiements; les femmes, en nous voyant, se cachaient; celles dont nous pouvions voir le visage étaient loin d’être belles.
– J’avais bien meilleure opinion des Circassiennes! me dit Petchorin.
– Prenez patience! lui répondis-je en souriant, j’avais quelque chose dans l’idée.»
Une foule de monde s’était déjà réunie à la maison du prince; chez ces Orientaux la coutume est d’inviter aux noces tous ceux qu’on rencontre, quels qu’ils soient. On nous reçut avec tous les honneurs et on nous mena dans le salon: mais je n’oubliai point d’observer, en cas d’événement imprévu, le lieu où l’on plaçait nos chevaux.
– Comment célèbrent-ils leurs noces? capitaine.
– Voici ce qui se passe ordinairement: d’abord le Moula lit quelques versets du Coran; ensuite on fait des cadeaux aux jeunes mariés et à tous les parents. On mange, on boit du bouza, et puis vient le divertissement. C’est toujours un individu sale, en haillons, qui monte sur un vilain cheval boiteux, fait des grimaces, imite polichinelle, et fait rire l’honnête compagnie. Dès que la nuit paraît, commence au salon, ce que nous appelons le bal. Un pauvre vieillard frappe sur un instrument, j’ai oublié comment on l’appelle chez eux; nous le nommons, nous, une guitare à trois cordes. Les jeunes filles et les jeunes gens sont placés sur deux rangs, les uns vis-à-vis des autres et frappent dans leurs mains en chantant. Bientôt une jeune fille et un jeune homme s’avancent au milieu du salon et se disent l’un à l’autre des vers qu’ils chantent, tandis que le reste de l’assistance accompagne en chœur. Petchorin et moi étions assis à la place d’honneur; soudain, la plus jeune fille de la maison s’approcha de lui; c’était une jeune enfant de seize ans à peine; elle lui chanta, comment m’exprimerai-je, une espèce de compliment.