– Pour moi, je le crois aussi, a dit Groutchnitski; car il a l’habitude de se tirer d’affaire avec une plaisanterie… Je lui ai dit un jour de telles choses, qu’un autre m’aurait taillé en pièces sur place; il a pris tout cela en plaisantant. Je ne l’ai point provoqué; car enfin c’était son affaire, et je ne voulais pas commencer.
Quelqu’un s’est écrié:
«Groutchnitski est furieux contre Petchorin, parce qu’il lui a pris le cœur de la jeune princesse.
– En voilà encore une invention! Il est vrai que j’ai fait la cour à la princesse, mais je me suis retiré tout de suite; mon intention n’était pas de l’épouser. Or, compromettre une jeune fille n’entre pas dans mes principes.
– Oui! Je vous assure que le premier lâche est Petchorin et non Groutchnitski. D’abord Groutchnitski est brave et puis mon plus sincère ami, a dit de nouveau le capitaine de dragons. Messieurs, personne ici ne défend Petchorin? Personne, tant mieux!… Voulez-vous essayer sa valeur? Cela vous amusera.
– Nous voulons bien; mais comment?
– Eh bien! écoutez, Groutchnitski est particulièrement irrité contre lui; à lui le premier rôle. Il cherchera quelque absurde querelle à Petchorin et le provoquera en duel. Mais attendez; voici où sera le plaisant de la chose: Il le provoquera en duel, bien! Tout cela, provocation, préparatifs, conditions, sera on ne peut plus solennel; j’en fais mon affaire. Je serai ton second, mon pauvre ami. Mais voici comment tout s’arrangera: Nous ne mettrons pas de balles dans les pistolets. Je vous réponds que Petchorin aura peur. Que le diable m’emporte si ce n’est pas vrai! Je les placerai à cinq pas. Consentez-vous, messieurs?
– C’est très bien imaginé! Nous consentons. Pourquoi non? s’est-on écrié de tous côtés.
– Et toi, Groutchnitski?»
J’attendais avec émotion la réponse de Groutchnitski. Une colère froide s’était emparée de moi à la pensée que, sans un hasard, j’aurais pu devenir la risée de tous ces sots. Si Groutchnitski n’avait pas consenti, je lui aurais sauté au cou. Mais après quelques instants de silence, il s’est levé de sa place, a tendu la main au capitaine et lui a dit d’un air grave:
«Bien! je consens!»
Il serait difficile de décrire les transports de l’honorable compagnie.
Je suis retourné à la maison, agité par deux sentiments différents: le premier était la tristesse. Pourquoi me détestent-ils tous? ai-je pensé. Pourquoi? ai-je offensé quelqu’un? Non. Est-il possible que j’appartienne au nombre de ces hommes dont la seule mine inspire de la haine? Et je sentais qu’une méchanceté pleine de fiel remplissait peu à peu mon âme. Prenez garde, monsieur Groutchnitski, disais-je, en allant et venant dans ma chambre; avec moi ce ne sera pas une plaisanterie! Vous pourriez payer cher votre complaisance envers vos stupides camarades. Je ne veux point vous servir de jouet!
Je n’ai pu fermer l’œil de toute la nuit, et ce matin j’étais jaune comme une orange.
Un peu plus tard, j’ai rencontré la jeune princesse au puits.
«Êtes-vous malade? m’a-t-elle dit en me regardant attentivement.
– Je n’ai pas dormi de la nuit.
– Et moi non plus… Je vous ai accusé… peut-être à tort; mais expliquez-vous, je puis tout vous pardonner.
– Vraiment, tout?
– Tout! seulement parlez-moi franchement et plus vite… Voyez, je me suis efforcée d’expliquer et de justifier votre conduite. Peut-être craignez-vous des obstacles de la part de ma famille? Tout cela n’est rien. Quand ils sauront… (sa voix tremblait) je les supplierai. Ou votre propre situation… mais sachez que je puis tout sacrifier pour celui que j’aime. Oh! répondez plus vite… Ayez pitié de moi!… Vous ne me méprisez pas, n’est-ce pas?
Elle m’a pris la main.
Sa mère marchait devant nous avec le mari de Viéra et n’a rien vu; mais les malades qui se promenaient ont pu nous voir et ce sont bien les plus curieux bavards du monde. Aussi me suis-je hâté de dégager ma main de cette étreinte passionnée.
– Je vous dirai toute la vérité, lui ai-je répondu; je ne me justifierai point et ne vous expliquerai point mes démarches; je ne vous aime pas!…»
Ses lèvres ont pâli légèrement.
«Laissez-moi!» a-t-elle dit, si bas, que je l’ai à peine entendue.
J’ai haussé les épaules; je me suis retourné, et me suis éloigné.
25 Juin.
Quelquefois je me méprise… Pourquoi les autres ne me mépriseraient-ils pas? Je suis incapable de nobles élans; je crains de paraître ridicule à moi-même. Un autre, à ma place, aurait proposé à la princesse son cœur et sa fortune; mais le mot de mariage a sur moi une puissance magique; comme s’il m’était impossible d’aimer ardemment une femme dès que je puis penser que je devrai l’épouser. Alors, adieu l’amour! Mon cœur se transforme en rocher et rien ne peut le rallumer Je suis prêt à tous les sacrifices, excepté à celui-là; Vingt fois dans ma vie j’ai confié mon honneur à une carte… Mais je ne vendrai jamais ma liberté. Pourquoi en fais-je tant de cas? Que vaut-t-elle pour moi? Où m’en suis je servi? et qu’en puis-je attendre dans l’avenir?… Vraiment, absolument rien. C’est une maladie innée; que ce préjugé inexplicable! Il y a bien des hommes qui craignent, sans savoir pourquoi, les araignées, les cafards, les souris… Et, il faut l’avouer, lorsque j’étais encore enfant, une vieille femme prédit mon avenir à ma mère et lui annonça que je mourrais de la main d’une perfide épouse. Cela me toucha profondément, et, dans mon âme, naquit un dégoût insurmontable pour le mariage.
Cependant, qui me dit que cette prédiction se réalisera; dans tous les cas, je tâcherai que ce soit le plus tard possible.
26 Juin.
Hier est arrivé ici l’escamoteur Apphelbaoum. À la porte de l’hôtel, j’ai trouvé une longue affiche informant respectueusement le public, que le susnommé, merveilleux escamoteur, acrobate, chimiste, opticien, aurait l’honneur de donner une splendide représentation le jour même à huit heures du soir dans le salon des nobles réunions (c’est-à-dire à l’hôtel). Les billets sont à deux roubles et demi.
Tout le monde s’empresse d’aller voir le merveilleux escamoteur. La princesse Ligowska, quoique sa fille soit malade, a pris un billet pour elle.
Aujourd’hui même, après dîner, j’ai passé auprès des fenêtres de Viéra. Elle, était assise à son balcon. À mes pieds est venu tomber un pli:
«Ce soir, à dix heures, viens chez moi par le grand escalier; mon mari est parti pour Piatigorsk et ne revient que demain matin. Il n’y aura à la maison ni gens, ni femmes de chambre; je leur ai donné des billets à tous ainsi qu’aux gens de la princesse. Je t’attends, ne manque pas.»
Ah! ai-je pensé, voilà donc enfin ce que je désirais.
À huit heures, je suis allé voir l’escamoteur. Le public ne s’est réuni que vers neuf heures; le spectacle a commencé. Aux dernières rangées de chaises, j’ai vu les laquais et les femmes de chambre de Viéra et des princesses. Tous étaient bien là. Groutchnitski était assis au premier rang avec son lorgnon. L’escamoteur lui demandait, à chaque fois qu’il en avait besoin, sa montre, sa bague, etc.
Groutchnitski ne me salue déjà plus depuis quelque temps, et aujourd’hui il m’a même regardé deux fois avec insolence. Tout cela lui sera appelé lorsque nous devrons compter ensemble. Vers dix heures, je me suis levé et suis sorti dehors il faisait noir à perdre la vue [23]. Des nuages épais et froids s’étendaient sur les sommets des montagnes environnantes. À peine si de temps à autre une brise mourante agitait les peupliers qui entourent l’hôtel. La foule se pressait aux fenêtres. J’ai descendu la colline et en atteignant la porte, j’ai pressé le pas. Il m’a semblé soudain que quelqu’un marchait derrière moi. Je me suis arrêté et j’ai regardé. Dans l’obscurité il était impossible de rien distinguer; seulement, par prudence, j’ai fait, en me promenant, le tour de la maison; en passant près des fenêtres de la jeune princesse, j’ai entendu de nouveau des pas derrière moi. Un homme, enveloppé dans un manteau, a passé rapidement à mes côtés. Cela m’a inquiété; mais je me suis approché furtivement du perron et avec précipitation j’ai gravi l’escalier au milieu des ténèbres. La porte s’est ouverte; une petite main a saisi ma main.
«Personne ne t’a vu? m’a dit doucement Viéra en se serrant vers moi.
– Personne.
– Crois-tu maintenant que je t’aime? Oh! j’ai longtemps hésité, j’ai souffert longtemps… Tu fais de moi tout ce que tu veux.»