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Son cœur battait bien fort; ses mains étaient froides comme de la glace. Les reproches jaloux et les plaintes ont commencé, elle a exigé que je lui avouasse tout; elle m’a dit qu’elle supporterait ma trahison avec résignation, parce qu’elle n’a qu’un désir, c’est de me voir heureux. Je n’ai point cru le moins du monde à cela, mais je l’ai tranquillisée par mes serments, mes promesses, etc.

«Ainsi tu n’épouseras pas Marie? tu ne l’aimes pas?… mais elle le croit… Sais-tu qu’elle est folle de toi? la pauvre enfant!»

….

Vers deux heures après minuit, j’ai ouvert la fenêtre, et à l’aide de deux châles réunis j’ai pu, en m’accrochant à une colonne, descendre du balcon en bas. Il y avait encore de la lumière chez la jeune princesse. Quelque chose m’a poussé vers cette fenêtre; le rideau n’était pas parfaitement tiré et j’ai pu jeter un regard curieux dans l’intérieur de la chambre.

Marie était assise sur son lit, les mains croisées sur ses genoux. Ses longs cheveux étaient ramassés sous un joli bonnet orné de dentelles. Un grand foulard ponceau couvrait ses blanches épaules et ses petits pieds se cachaient dans des pantoufles persanes toutes bigarrées. Elle était assise et immobile, la tête penchée sur sa poitrine. Devant elle, sur une table, un livre était ouvert, mais ses yeux fixes et pleins d’une tristesse inexprimable semblaient parcourir pour la centième fois la même page, tant sa pensée était loin de là.

À ce moment, quelque chose a remué derrière un buisson. J’ai sauté du balcon sur le gazon; une main invisible s’est abattue sur mon épaule.

«Ah! a dit une voix brutale, je le tiens!… Tu iras chez ma princesse la nuit!

– Serre-le plus fort! a crié une autre voix qui partait d’un coin.»

C’était Groutchnitski et le capitaine de dragons. J’ai envoyé un coup de poing sur la tête de ce dernier, d’un croc en jambe j’ai étendu l’autre à terre et me suis élancé au milieu des massifs. Tous les sentiers du jardin qui couvre la pente devant nos demeures m’étaient bien connus.

«Au voleur! au secours!» ont-ils crié. Un couple feu a retenti; une bourre fumante est venue tomber presqu’à mes pieds. En un instant, je suis arrivé dans ma chambre, me suis déshabillé et couché. Mon domestique venait à peine de refermer la porte à clef que Groutchnitski et le capitaine se sont mis à frapper.

«Petchorin! dormez-vous? Êtes-vous là? m’a crié le capitaine.

– Je dors! ai-je répondu en grommelant.

– Levez-vous!… il y a des voleurs… circassiens…

– Je suis enrhumé! leur ai-je répondu, et je crains de me refroidir.»

Ils sont partis. Je regrette de leur avoir répondu; car ils m’auraient cherché encore une heure dans le jardin. Cependant l’alarme s’est répandue; un Cosaque est sorti au galop de la forteresse. Tout était en mouvement, on s’est mis à chercher les Circassiens dans tous les buissons, il est bien entendu que l’on n’a rien trouvé. Mais beaucoup sont restés convaincus que si la garnison avait montré plus d’entrain et de célérité, au moins dix voleurs seraient restés sur place.

27 Juin.

Ce matin, au puits, il n’était question que de l’attaque nocturne des Circassiens. Après avoir vidé le nombre de verres d’eau de Narzan qui m’est ordonné, et en passant pour la dixième fois sous la longue allée de tilleuls; j’ai rencontré le mari de Viéra qui venait d’arriver de Piatigorsk. Il m’a pris par le bras et nous sommes allés déjeuner au restaurant. Il était sérieusement inquiet pour sa femme.

«Comme elle a été effrayée, cette nuit, m’a-t-il dit. Et il a fallu que cela arrivât juste pendant mon absence.»

Nous nous sommes assis pour déjeuner près de la porte, et de là je voyais dans une chambre où se trouvaient dix jeunes gens, et parmi eux Groutchnitski. Pour la deuxième fois, le hasard m’a donné l’occasion d’entendre une conversation, qui doit décider de son sort. Il ne m’a pas vu et par conséquent je ne puis le soupçonner d’avoir agi avec intention; mais cela ne fait qu’augmenter sa faute à mes yeux.

«Était-ce bien réellement des Circassiens? a dit quelqu’un; les a-t-on vus?

– Je vous raconterai toute la vérité, a répondu Groutchnitski; seulement, je vous en prie, ne me trahissez point. Voici comment la chose s’est passée. Hier un homme que je ne vous nommerai pas est venu chez moi et m’a raconté qu’il avait vu quelqu’un, à dix heures du soir, se glisser dans la maison des dames Ligowska. Il faut vous faire observer que la princesse-mère était ici et que sa fille était restée à la maison. Alors je suis allé avec lui me placer sous la fenêtre afin de guetter l’heureux mortel.»

J’avoue que j’étais effrayé quoique mon convive fût fort occupé de son déjeuner. Il aurait pu entendre des choses assez désagréables pour lui si Groutchnitski avait su réellement la vérité, mais aveuglé par la jalousie, il ne l’avait pas soupçonnée un instant.

Ainsi donc, à continué Groutchnitski, nous étions partis avec nos fusils chargés à poudre seulement, afin de l’effrayer un peu. Nous attendons jusqu’à deux heures dans le jardin. Enfin un homme s’est montré venant, Dieu sait d’où. Ce n’est pas de la fenêtre, dans tous les cas, car elle ne s’est pas ouverte et il a dû sortir par la porte, vitrée qui est derrière la colonne. Enfin, je vous l’assure, nous avons vu sortir quelqu’un sur le balcon… Quelle jeune fille! Voilà bien les jeunes personnes de Moscou! Après cela, à qui croire?… nous avons voulu le prendre, mais il s’est arraché de nos bras et a filé comme un lièvre entre les massifs. C’est alors que j’ai tiré sur lui.

Autour de Groutchnitski s’est élevé un murmure d’incrédulité.

Vous ne le croyez pas? a-t-il continué, je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que tout cela n’est que l’exacte vérité, et pour preuve si vous le permettez, je vous nommerai le monsieur.

– Nommez-le! Nommez-le! Qui est-ce? s’est-on écrié de tous côtés.

– Petchorin! a répondu Groutchnitski.»

À ce moment il a levé les yeux; j’étais sur la porte en face de lui. Il a rougi très fort; je me suis approché de lui et lui ai dit lentement et distinctement ceci:

– Je regrette beaucoup d’être entré après que vous ayez eu donné votre parole d’honneur pour affirmer la plus infâme des calomnies. Ma présence vous eût peut-être préservé d’une lâcheté de plus.»

Groutchnitski s’est levé de sa place et a voulu s’emporter:

– Je vous en prie, ai-je continué sur le même ton, veuillez rétracter vos paroles. Vous savez très bien que tout cela n’est qu’une pure invention, et je ne crois pas que l’indifférence d’une femme pour vos brillantes qualités mérite une telle vengeance. Réfléchissez-y bien. En maintenant votre opinion, vous perdrez le titre d’honnête homme et vous risquerez votre vie.

Groutchnitski était debout devant moi, les yeux baissés et dans une agitation extrême. Mais la lutte entre la conscience et l’amour-propre n’a pas été longue. Le capitaine de dragons, assis à côté de lui l’a touché au coude; il a frissonné et m’a répondu rapidement sans lever les yeux:

– Mon cher monsieur, lorsque je dis quelque chose, c’est que je le pense et suis prêt à le répéter; je ne crains point vos menaces, et suis préparé à tout.

– Dernièrement, vous me l’avez déjà prouvé, lui ai-je répondu avec froideur, et prenant le capitaine de dragons par le bras, je suis sorti de la salle.

– Que désirez-vous? m’a dit le capitaine.

– Vous êtes l’ami de Groutchnitski et probablement vous serez son second?

Le capitaine s’est incliné très sérieusement.

– Vous avez deviné, m’a-t-il répondu; j’ai promis d’être son second, parce que l’injure que vous lui avez adressée me concerne aussi. J’étais avec lui la nuit passée, a-t-il ajouté en redressant sa taille un peu courbée.

– Ah! c’est cela. Je vous ai frappé si maladroitement à la tête?

Il a jauni, bleui, et une fureur cachée s’est répandue sur son visage.

J’aurai l’honneur de vous envoyer aujourd’hui mon second,» ai-je ajouté en le saluant très poliment et ayant l’air de ne pas remarquer sa fureur.

Sur la porte du restaurant, j’ai retrouvé le mari de Viéra; il m’a semblé qu’il m’avait attendu. Il m’a pris la main avec un sentiment presque enthousiaste.

«Noble jeune homme, m’a-t-il dit avec des larmes dans les yeux, j’ai tout entendu! Quel homme détestable, sans cœur. Accueillez-le après cela, dans une maison comme il faut. Grâce à Dieu, je n’ai pas de fille! Mais elle vous récompensera, celle pour qui vous risquez votre vie. Soyez sûr de ma discrétion tant qu’il le faudra, a-t-il ajouté, j’ai été jeune moi-même et j’ai servi dans l’armée. Je sais que je n’ai pas à me mêler de cette affaire. Adieu!»