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Le malheureux! il se réjouit de ce qu’il n’a pas de fille…

Je suis allé droit chez Verner; je l’ai trouvé chez lui et lui ai tout raconté: mes relations avec Viéra et avec la jeune princesse et aussi la conversation qui, par hasard, m’avait appris l’intention de ces messieurs de me tourner en ridicule en nous faisant tirer, l’un sur l’autre, avec des cartouches sans balles. Mais à présent la chose a dépassé les limites de la plaisanterie, et sûrement ils ne s’attendaient pas à ce dénouement.

Le docteur a consenti à être mon second; je lui ai donné quelques instructions sur les conditions du duel. Il devra presser les choses, afin qu’elles restent aussi secrètes que possible; car si je suis prêt à affronter la mort, je suis aussi peu disposé à nuire à mon avenir dans ce monde.

Après cela je suis rentré chez moi. Au bout d’une heure, le docteur est revenu de sa mission.

C’est tout un complot contre vous, m’a-t-il dit. J’ai trouvé chez Groutchnitski le capitaine de dragons et un autre monsieur dont je ne connais pas la famille. Je m’étais arrêté un instant dans l’antichambre pour ôter mes socques, et j’ai entendu à l’intérieur un grand bruit. On se disputait:

«Non! je ne consentirai point à cela, disait Groutchnitski. Il m’a insulté en public et c’est tout autre chose!

– Quelle affaire pour toi! lui a répondu le capitaine; je prends tout sur moi; j’ai été second dans cinq duels et je sais comment tout cela s’arrange. J’ai tout prévu. Je t’en prie, laisse-moi faire; ce n’est pas un mal que de l’effrayer un peu. Et du reste, pourquoi s’exposer à un danger, quand on peut l’éviter?

Sur cela je suis entré, et soudain tous se sont tus. Nos explications ont duré assez longtemps. Enfin nous avons arrangé les choses de la manière suivante: À cinq verstes d’ici se trouve une gorge impraticable; ils s’y rendent demain à quatre heures du matin et nous partirons une demi-heure après eux. Vous ferez feu à six pas; Groutchnitski l’a demandé lui-même; s’il arrive un malheur, on le mettra sur le compte des Circassiens. Maintenant, voici quelques soupçons que j’ai: Les témoins ont modifié probablement leur premier plan et ont désiré qu’on ne chargeât à balle que le pistolet de Groutchnitski. Cela me paraît assez semblable à un assassinat. Mais en temps de guerre, et particulièrement en Asie, les ruses sont permises; seulement Groutchnitski m’a paru plus généreux que ses compagnons. Qu’en pensez-vous? Devons-nous leur faire savoir que nous les avons devinés?

– Non! pour rien au monde, docteur. Soyez tranquille, je ne leur céderai pas.

– Que voulez-vous donc faire?

– C’est mon secret.

– Réfléchissez-y; ne vous laissez pas prendre à ce guet-apens… C’est à six pas!

– Docteur, je vous attends demain à quatre heures; les chevaux seront prêts… Adieu.»

Je suis resté jusqu’au soir assis chez moi et enfermé dans ma chambre. Un domestique est venu m’inviter de la part de la princesse. Je lui ai ordonné de dire que j’étais malade.

….

Il est deux heures du matin… Je ne puis dormir… Il faudrait cependant que je pusse reposer, afin que ma main ne tremblât pas demain. Du reste, il est difficile de manquer son coup à six pas. Ah! M. Groutchnitski, croyez-le, votre mystification ne vous profitera point!… Nous changerons de rôle. À moi de lire sur votre pâle figure les traces de votre frayeur. Pourquoi avez-vous fixé vous-même cette fatale distance de six pas? Vous pensez peut-être que je vous abandonnerai ma tête sans la défendre… mais nous tirerons au sort… et alors… alors si le bonheur le sert, si mon étoile me trahit! qu’importe! elle a servi assez longtemps mes caprices.

Eh bien, quoi? mourir… mourir ainsi! c’est une bien petite perte pour le monde. Et puis, je m’ennuie bien. Je ressemble à un homme qui bâille dans un bal, et ne va pas dormir, parce que sa voiture n’est pas là… mais la voiture est prête… Adieu!…

Je parcours avec le souvenir tout mon passé et je me demande involontairement pourquoi ai-je vécu? À quoi étais-je destiné en naissant? Ah! sûrement, j’avais un but à atteindre; j’étais appelé à un sort élevé, car je sens en moi des forces immenses. Mais je n’ai point compris ma destinée et je me suis laissé entraîner par l’appât des passions viles et ingrates. Du milieu de leurs flammes, je suis sorti pur et froid comme le fer et j’ai perdu pour toujours l’ardeur des nobles enthousiasmes, la fleur par excellence de la vie. Et depuis ce jour, que de fois, dans les mains du destin, ai-je rempli le rôle de la hache! Comme le glaive de l’État, j’ai abattu des têtes sacrifiées, souvent sans méchanceté, toujours sans pitié! mon amour n’a jamais rien sacrifié pour ceux que j’aimais. J’ai aimé pour moi-même, pour mon plaisir personnel. Je n’ai satisfait que les étranges besoins de mon cœur avec cette fureur qui engloutit le sentiment et la tendresse, la joie et la douleur. Et je n’ai pu me rassasier. J’étais comme un homme mourant de faim, que son affaiblissement assoupit, et qui voit alors devant lui des mets somptueux et des vins généreux; il dévore avec fureur les présents insaisissables de son imagination et il lui semble qu’il est soulagé. Mais à son réveil, le rêve s’évanouit; la faim est là qui redouble et derrière elle, le désespoir!…

Et peut-être demain je mourrai!… Et il n’y a pas en ce monde un seul être qui m’aura compris entièrement. Les uns me croient meilleur, les autres plus mauvais que je ne le suis réellement. Les uns diront: c’était un brave garçon; les autres: un homme de rien. Et l’un et l’autre de ces termes sont faux. Ah! quel ennui que de vivre! et on vit tout de même… par curiosité. On attend quelque chose de nouveau… C’est ridicule et absurde!

….

Voilà déjà un mois et demi que je suis dans la forteresse de N… Maxime Maximitch est parti pour la chasse… je suis seul, assis auprès de la fenêtre. Des nuages gris couvrent les montagnes jusqu’à leur base. Le soleil, à travers les brouillards, ressemble à une tache jaune. Il fait froid; le vent siffle et secoue les volets; c’est ennuyeux! Je vais continuer mon journal interrompu par des événements étranges.

Je relis ma dernière page. C’est ridicule! Je croyais mourir, mais c’était impossible; je n’avais pas encore épuisé le calice de la souffrance, et maintenant je pense que je vivrai encore; longtemps.

Comme tout le passé est clair et profondément gravé dans ma mémoire! Le temps n’en a pas effacé le moindre détail.

Je me souviens que dans la nuit qui précéda le duel, je ne pus dormir une minute, et à peine pus-je écrire quelques instants; une inquiétude secrète me dominait. Après m’être promené une heure dans ma chambre je m’assis et ouvris un roman de Walter Scott placé sur ma table; c’était les Puritains d’Écosse. D’abord, je dus faire des efforts pour lire, puis, charmé par ces fictions enchanteresses, je m’oubliai…

Enfin, le jour parut. Mes nerfs s’étaient calmés; je me regardai dans une glace, une pâleur sombre couvrait mon visage et révélait les traces d’une douloureuse insomnie. Mais mes yeux, quoique cerclés profondément, brillaient d’un éclat effrayant. Je fus content de moi.

J’ordonnai de seller mon cheval, m’habillai et courus au bain. Je me plongeai dans une cuve d’eau de narzana froide, puis bouillante, et je sentis mes forces physiques et morales me revenir. Je sortis du bain frais et vigoureux, comme si j’allais au bal. Après cela, dites que l’âme ne dépend pas du corps.

En rentrant chez moi, je trouvai le docteur. Il était en pantalon gris, en arkalouk [24] avec un chapeau circassien. J’éclatai de rire en voyant cette petite figure sous cet énorme chapeau de fourrures, son visage n’avait pas le moins du monde l’air belliqueux, et en ce moment il me parut encore plus petit qu’à l’ordinaire.

«Pourquoi êtes-vous si triste, docteur! Est-ce qu’il ne vous est pas déjà arrivé cent fois d’accompagner des hommes hors de ce monde avec la plus parfaite indifférence? Imaginez-vous que j’ai la fièvre jaune et que je puis mourir, comme je puis revenir à la santé, l’un et l’autre sont dans l’ordre des choses. Efforcez-vous de me considérer comme un homme atteint d’une maladie que vous ne connaissez pas bien encore, et cela excitera votre curiosité au plus haut degré. Vous pouvez dès maintenant faire sur moi d’intéressantes observations physiologiques. L’attente d’une mort violente n’est-elle pas elle-même une maladie réelle?

Cette idée frappa le docteur et il devint plus gai.

Nous montâmes à cheval. Verner se cramponna aux rênes de ses deux mains et nous partîmes. En un clin d’œil nous traversâmes au galop la forteresse, le petit village et nous entrâmes dans le défilé au milieu duquel un sentier serpente parmi les grandes herbes, coupé à chaque instant par des ruisseaux bruyants qu’il fallait passer à gué, au grand désespoir du docteur; car son cheval s’arrêtait chaque fois dans l’eau.

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[24] Pardessus circassien.