Mon domestique me dit que Verner était venu et me donna deux billets; l’un de ce dernier et l’autre de Viéra.
Je décachetai le premier; il contenait les mots suivants:
«Tout s’est arrangé on ne peut mieux; le corps est arrivé en bas tout mutilé. La balle a été extraite de la poitrine, tout le monde est convaincu que sa mort est due à un malheureux accident. Seulement, le commandant, qui avait eu connaissance de votre querelle, a secoué la tête, mais n’a rien dit. Il n’y a aucune preuve contre vous et vous pouvez dormir tranquille… si cela vous est possible… Adieu!»
Je restai longtemps avant de me décider à ouvrir le second billet… Que pouvait-elle m’écrire? un affreux pressentiment agitait mon âme.
La voici, cette lettre, dont chaque mot s’est gravé dans mon souvenir d’une manière ineffaçable:
«Je t’écris avec la pleine certitude que nous ne nous reverrons plus. Il y a déjà quelques années, en me séparant de toi, j’avais eu la même pensée; mais il plut au ciel de m’éprouver une seconde fois, et je n’ai pu supporter cette seconde épreuve; mon faible cœur n’a pu de nouveau résister à une voix connue… Tu ne me mépriseras pas pour cela, n’est-ce pas vrai? Cette lettre sera en même temps un adieu et ma confession. Je suis obligée de te dire tout ce qui s’est accumulé dans mon cœur depuis le jour où il t’a aimé. Je ne viens point t’accuser; tu t’es conduit avec moi comme se serait conduit tout autre homme. Tu m’as aimée comme on aime sa propriété, comme on aime une source de plaisirs, de trouble et de chagrin, alternatives émouvantes, sans lesquelles la vie est ennuyeuse et monotone. Dès le commencement j’ai compris cela… mais tu étais malheureux et je me suis sacrifiée, espérant qu’un jour tu apprécierais mon sacrifice, que quelque jour tu comprendrais ma profonde tendresse, indépendante de toute considération. Bien du temps s’est écoulé depuis; j’ai pénétré dans tous les mystérieux replis de ton âme et je me suis convaincue que mes espérances étaient vaines. J’ai bien souffert! Mais mon amour s’était identifié à mon âme, en grandissant; il est devenu moins apparent, mais il ne s’est pas éteint.
» Nous nous séparons pour toujours. Cependant, tu peux être sûr que je n’aimerai jamais un autre homme. Mon âme a épuisé pour toi tous ses trésors, ses larmes et ses espérances. Une femme qui t’a aimé ne peut regarder sans quelque mépris le reste des hommes, non que tu vailles mieux qu’eux, oh non! mais parce qu’il y a dans ta nature quelque chose qui n’appartient qu’à toi, un je ne sais quoi de fier et de mystérieux. Il y a dans ta voix, quoi que tu dises, une puissance irrésistible; personne ne sait comme toi se faire aimer sans cesse, rendre le mal lui-même attrayant, et dans un seul regard promettre autant de bonheur. Personne ne sait mieux profiter de ses avantages et personne ne peut être aussi sincèrement malheureux que toi, parce que personne ne sait espérer comme toi le contraire de ce qui t’arrive.
» Je dois t’expliquer maintenant la cause de mon départ subit. Elle te paraîtra peu sérieuse, car elle ne concerne que moi.
Ce matin, mon mari est entré chez moi et m’a parlé de ta querelle avec Groutchnitski. Évidemment, j’ai changé de visage, parce qu’il m’a regardée longtemps et avec fixité dans les yeux. C’est tout juste si je ne me suis pas évanouie en songeant que tu devais te battre en ce jour et que j’en étais la cause. Il me semblait que j’allais devenir folle… Mais à présent que j’ai toute ma raison, je suis sûre que tu reviendras vivant; il est impossible que tu meures sans moi, c’est impossible! Mon mari s’est promené longtemps dans ma chambre. Je ne sais ce qu’il m’a dit; je ne me souviens point de ce que je lui ai répondu… Je lui ai dit certainement que je t’aimais… Je me souviens seulement qu’à la fin de notre altercation, il m’a déchirée avec un mot outrageant et il est sorti… J’ai entendu qu’il ordonnait d’atteler sa voiture. Voilà déjà trois heures que je suis assise à ma fenêtre et que j’attends ton retour… Mais tu es vivant; tu ne peux mourir… La voiture est presqu’attelée… Adieu, adieu!… on vient… il me faut cacher ma lettre…
» N’est-ce pas vrai, que tu n’aimes pas Marie? Tu ne l’épouseras pas? Écoute! Tu dois me faire ce sacrifice. Moi j’ai bien tout perdu pour toi dans ce monde…»
J’étais comme un fou; je m’élançai sur le perron, sautai sur mon cheval circassien que l’on promenait encore dans la cour et me précipitai à toute haleine sur la route de Piatigorsk. Je poussai sans pitié mon cheval fatigué qui soufflait et, tout couvert d’écume, m’emporta au milieu du chemin pierreux.
Le soleil s’était déjà caché dans les nuages noirs étendus sur les crêtes des montagnes au couchant. Dans les ravins, il faisait déjà sombre et humide. Le Podkumok bondissait sur les cailloux, et mugissait d’une manière sourde et monotone. Je galopais, suffoqué par l’impatience. La pensée que je ne la trouverais pas à Piatigorsk, m’avait frappé au cœur comme un coup de marteau! Un moment, un seul moment la voir encore, lui dire adieu, lui presser la main… Je priais, je maudissais, je pleurais, je riais… Non! rien ne pourrait exprimer mon inquiétude et mon désespoir!… Devant la possibilité de la perdre pour toujours, Viéra m’était devenue plus chère que tout au monde!… plus chère que la vie, que l’honneur, que le bonheur!… Dieu sait quels desseins affreux, quelles folles idées fourmillaient dans ma tête! Et cependant je galopais toujours, fouettant sans pitié, lorsque je m’aperçus que mon cheval soufflait plus péniblement. Déjà deux fois il avait butté sur un chemin uni… J’avais encore cinq verstes pour arriver à Essentuki, village cosaque, où j’aurais pu monter un autre cheval.
Tout eût été sauvé si mon cheval avait eu encore la force de courir dix minutes. Mais soudain en passant un petit ravin qui est à la sortie des montagnes et à un tournant rapide, il s’abattit. Je me débarrassai promptement et cherchai à le relever en le tirant par les rênes; ce fut en vain! À peine si un faible gémissement passait à travers ses dents serrées. Au bout d’un moment il expira; je restai au milieu du steppe, ayant perdu ma dernière espérance. J’essayai d’aller à pied; mes jambes fléchirent. Épuisé par les émotions de la journée et l’insomnie, je m’affaissai sur l’herbe humide et me mis à pleurer comme un enfant…
Je restai longtemps couché dans l’herbe, immobile, pleurant amèrement, et je n’essayai point d’arrêter mes larmes et mes sanglots. Je croyais que ma poitrine éclaterait; toute ma fermeté, tout mon sang-froid s’étaient dissipés comme une fumée. Mon âme était sans force, ma raison éteinte, et si quelqu’un m’avait vu en ce moment, il se serait détourné de moi avec mépris.
Lorsque la rosée nocturne et le vent de la montagne eurent rafraîchi ma tête et que mes pensées eurent repris leur cours ordinaire, je compris qu’il était inutile et déraisonnable de courir après un bonheur évanoui. Que m’aurait-il fallu encore? La voir? Pourquoi? Tout n’était-il pas fini entre nous? Un triste baiser d’adieu n’enrichirait pas beaucoup mes souvenirs et après lui, notre séparation n’en eût été que plus pénible.
Il me restait cependant une consolation, c’est que je pouvais pleurer. Et au surplus, toute cette irritation nerveuse n’avait peut-être pour cause qu’une nuit passée sans sommeil, deux minutes de pose devant la bouche d’un pistolet et le vide de mon estomac.
Tout était pour le mieux! cette nouvelle souffrance avait, comme on dit en langage militaire, produit en moi une heureuse diversion. Pleurer est très sain et puis certainement si je n’étais pas parti à cheval et si je n’avais pas été contraint de faire pour le retour quinze ventes, je n’aurais pu fermer les yeux et dormir de toute la nuit.
En arrivant à Kislovodsk, à cinq heures du matin, je me jetai sur mon lit et m’endormis du sommeil de Napoléon après Waterloo.
Lorsque je me réveillai, il faisait déjà sombre dehors et je m’assis auprès de la fenêtre entr’ouverte, mon habit déboutonné. La brise de la montagne vint rafraîchir ma poitrine encore agitée par la fatigue d’un sommeil lourd. Au loin, derrière la rivière, à travers la cime des épais tilleuls qui l’ombragent, je voyais briller les lumières du village, et de la forteresse. Dans notre cour tout était calme et chez les princesses tout était éteint. Le docteur entra chez moi; sa mine était sombre et contre l’ordinaire il ne me tendit pas la main.
«D’où venez-vous, docteur?
– De chez la princesse Ligowska, sa fille est malade. C’est une crise nerveuse; mais ce n’est pas de cela que je viens vous parler. Voici ce qu’il y a: l’autorité commence à avoir des soupçons et quoiqu’il soit impossible qu’on ait des preuves positives, je vous invite à vous tenir davantage sur vos gardes. La princesse m’a dit aujourd’hui qu’elle savait que vous vous étiez battu pour sa fille. C’est ce vieillard qui lui a tout raconté… Comment s’appelle-t-il? Il a été témoin de votre querelle avec Groutchnitski à l’hôtel. Je suis venu vous prévenir. Adieu! Peut-être ne nous reverrons-nous plus; on vous enverra qui sait où!»