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Il était brave, discutait peu, mais vivement, et ne confiait à personne ses secrets de famille ainsi que ceux de son âme. Il ne buvait presque pas de vin. Quant aux jeunes filles cosaques dont le charme est difficile à comprendre pour celui qui ne les a jamais vues, il ne leur faisait jamais la cour. On disait cependant, que la femme du colonel n’était pas indifférente à son regard plein d’expression; mais il se fâchait réellement, lorsqu’on faisait quelque allusion à cela.

Il n’y avait qu’une passion dont il ne se cachait point: c’était la passion du jeu. Devant un tapis vert, il oubliait tout et perdait habituellement; mais sa mauvaise chance continuelle excitait son entêtement. On racontait que pendant une nuit d’expédition où il jouait sur son oreiller et était assez favorisé par la chance, tout à coup des coups de feu retentirent; on battit l’alarme et tous s’élancèrent et coururent aux armes: «Faites la banque!» cria Voulitch sans se lever, à un des pontes les plus ardents. «Va pour le sept; répondit celui-ci en s’enfuyant. Malgré l’alerte générale, Voulitch tailla le coup et donna la carte.

Lorsqu’il parut sur la ligne, une fusillade nourrie était engagée. Voulitch ne s’occupait ni des balles, ni des sabres circassiens, et ne cherchait que son heureux ponte.

Le sept est sorti! lui cria-t-il en l’apercevant enfin sur la ligne des tirailleurs, qui commençaient à débusquer l’ennemi du bois; et s’étant rapproché de lui, il tira sa bourse; puis, malgré le combat et l’inopportunité du moment, il paya son adversaire. Après avoir rempli ce devoir désagréable, il se jeta en avant, entraînant derrière lui ses soldats et jusqu’à la fin de l’affaire, il fit le coup de feu contre les Circassiens, avec le plus grand sang-froid.

Lorsque le lieutenant Voulitch s’approcha de la table, tous se turent attendant de lui quelque originale sortie.

«Messieurs, dit-iclass="underline" (sa voix était calme, quoique le ton en fût plus bas qu’à l’ordinaire), Messieurs, à quoi aboutissent ces vaines discussions? Voulez-vous expérimenter la chose? Je vous offre d’essayer sur moi. Un homme peut-il volontairement disposer de sa vie? Ou le moment fatal est-il fixé d’avance pour chacun de nous?… À qui plaît-il de l’expérimenter?

– Pas à moi! Pas à moi? s’écria-t-on de tous côtés.

– Voilà un original!… que lui passe-t-il par la tête!…

– Je propose un pari, dis-je alors en plaisantant.

– Lequel?

– Je soutiens qu’il n’y a pas de prédestination, ajoutai-je en jetant sur la table vingt ducats, tout ce que j’avais dans ma poche.

– Je tiens le pari, répondit Voulitch d’une voix grave. Major, vous serez juge. Voici quinze ducats; vous me devez les cinq autres; faites moi l’amitié de les ajouter à ceux-ci.

– Bien! dit le major, seulement je ne comprends pas bien en quoi consiste la chose, et comment vous établirez la discussion?…

Voulitch entra dans la chambre à coucher du major; nous le suivîmes. Il s’approcha du mur sur lequel étaient appendues des armes, et décrocha de son clou un des pistolets d’ordonnance. Nous ne le comprenions pas encore; mais lorsqu’il releva le chien et versa de la poudre dans le bassinet, beaucoup se récrièrent malgré eux et lui saisirent le bras.

– Que veux-tu faire? écoute, c’est une folie! lui dirent-ils.

– Messieurs, reprit-il lentement, en débarrassant son bras, à qui plaît-il de payer pour moi vingt ducats?

Tous se turent et s’éloignèrent.

Voulitch passa dans l’autre chambre et s’assit auprès de la table. Tous le suivirent. Il nous fit signe de nous asseoir tout autour; on lui obéit en silence. En ce moment il avait pris sur nous une influence mystérieuse. Je le regardai fixement dans les yeux et son regard calme et immobile rencontra mon coup d’œil scrutateur. Ses lèvres pâles sourirent légèrement et, malgré son sang-froid, je lus comme l’empreinte de la mort sur son pâle visage. Je l’ai remarqué (et beaucoup de vieux militaires ont confirmé mes remarques), souvent sur le visage de l’homme qui doit mourir dans quelques heures, il y a quelque étrange expression de sort inévitable qu’il est difficile de confondre avec le regard ordinaire.

– Vous mourrez aujourd’hui! lui dis-je.

Il se retourna vivement vers moi et me dit lentement et avec calme:

– Peut-être oui, peut-être non! Puis se tournant vers le major, il demanda:

– Ce pistolet est-il chargé?

Dans sa préoccupation, celui-ci ne comprit pas bien.

– Oui parfaitement, Voulitch, lui cria quelqu’un, il est certainement chargé puisqu’il était suspendu sur nos têtes. Quelle envie de plaisanter!

– Sotte plaisanterie! ajouta un autre.

– Je parie cinquante roubles contre cinq que le pistolet n’est pas chargé, cria un troisième.

Un nouveau pari s’engagea.

Tous ces longs préparatifs m’ennuyaient.

– Écoutez, lui dis-je, ou brûlez-vous la cervelle, ou suspendez l’arme à sa place et allons dormir.

– C’est cela! dirent la plupart: allons dormir.

– Messieurs, je vous prie de ne pas bouger et il appuya la bouche du pistolet sur son front.

Tous furent comme pétrifiés.

– Monsieur Petchorin, prenez une carte, ajouta-t-il, et jetez-la en l’air.

Je pris sur la table, je m’en souviens maintenant comme si j’y étais, un as de cœur, et je le lançai en l’air. La respiration de tous s’était arrêtée: tous les yeux exprimaient une souffrance et une curiosité vague et couraient du pistolet à la carte fatale, qui tremblant en l’air, descendît lentement. À cet instant, comme elle atteignait la table, Voulitch abattit le chien… L’arme rata.

– Grâce à Dieu! s’écrièrent beaucoup, il n’était pas chargé.

– Regardons, cependant, dit Voulitch.

Il releva de nouveau le chien et ajusta une casquette suspendue au-dessus de la fenêtre: le coup partit, la fumée remplit la chambre; lorsqu’elle se fut dissipée, on regarda la casquette; elle était traversée dans son milieu et la balle était entrée profondément dans le mur.

Trois minutes s’écoulèrent sans que quelqu’un pût prononcer un mot. Voulitch serra tranquillement dans sa bourse mes ducats.

On se mit à discuter sur ce qui avait empêché le pistolet de partir la première fois. Les uns soutenaient que certainement la lumière devait être bouchée, d’autres disaient qu’au premier coup la poudre de l’amorce était humide et qu’ensuite Voulitch avait dû en mettre de la fraîche. Mais moi je soutins que la dernière supposition était fausse, car je n’avais pas ôté les yeux un seul instant de dessus le pistolet.

– Vous êtes heureux au jeu! dis-je à Voulitch.

– C’est la première fois de ma vie, répondit-il en souriant comme un homme content de lui-même: cela vaut mieux qu’une veine au jeu.

– Et c’était plus dangereux.

– Eh bien! commencez-vous à croire à la prédestination?

– J’y crois; seulement, je me demande pourquoi il me semble que vous devez certainement mourir aujourd’hui…»

Ce même homme, qui tout à l’heure avait visé sa tête si tranquillement, soudain se mit à s’irriter et se fâcha.

– En voilà assez, dit-il, en se levant: notre pari est terminé et vos remarques maintenant me paraissent déplacées.

Il prit son bonnet et sortit. Tout cela me sembla étrange, et ce n’était pas en vain.

Bientôt tous s’éloignèrent pour regagner leurs demeures, interprétant diversement les bizarreries de Voulitch, et d’une seule voix, sûrement ils m’appelèrent égoïste, parce que j’avais soutenu un pari contre un homme qui voulait se briller la cervelle; comme si, sans moi, il ne pouvait trouver une occasion favorable.

Je retournai chez moi par les ruelles désertes du village. La lune, pleine et rouge comme un foyer d’incendie, commençait déjà à se montrer au-dessus de l’horizon dentelé des maisons. Les étoiles brillaient tranquillement à la voûte bleu sombre des cieux et je ne pus m’empêcher de sourire en me souvenant qu’il y avait autrefois des hommes sages qui pensaient que les constellations célestes prenaient part à leurs futiles discordes pour un morceau de terre ou pour des droits inventés à plaisir. Eh quoi donc? Ces flambeaux auraient été allumés à leur intention et seulement pour éclairer leurs luttes et leurs triomphes. Mais ils brillent toujours avec le même éclat, tandis que leurs passions et leurs espérances se sont éteintes depuis longtemps avec eux-mêmes, comme un feu mesquin, allumé sur la limite d’une forêt par un voyageur insouciant. Et quelle volonté énergique il leur a fallu, pour se persuader que le ciel entier et ses innombrables habitants, les regardaient avec une participation muette, il est vrai, mais immuable!… Quant à nous, leurs misérables descendants, errant sur la terre sans conviction et sans fierté, sans jouissances et sans douleurs, hormis une peur involontaire, qui nous serre le cœur à la pensée d’une fin inévitable, nous sommes beaucoup plus incapables des grands sacrifices que réclame la noble humanité et même notre propre bonheur; nous savons qu’il est impossible et nous marchons avec indifférence, de doute en doute, comme nos aïeux se sont jetés d’une erreur dans une autre. Nous n’avons, comme eux, ni espérances, ni même cette indéfinissable mais ardente jouissance, que reçoit l’âme, au milieu de ses luttes contre les hommes ou contre le sort…