Beaucoup d’autres pensées de ce genre envahissaient mon esprit; mais je ne m’y arrêtai pas, parce que je n’aime point à m’appesantir sur une idée abstraite quelconque. À quoi cela mène-t-il?… Dans ma première jeunesse, j’étais rêveur; j’aimais à caresser tour à tour des images sombres ou riantes; ce qui me valait une imagination inquiète et avide. Mais que me restait-il de tout cela? Une fatigue, comme après une nuit de combat avec un fantôme et un souvenir confus plein de regrets. Dans ces luttes vaines j’épuisai et l’ardeur de mon âme et la permanence de la volonté nécessaire à une vie active. J’entrai dans cette vie, dont toute l’image était déjà dans ma pensée et je m’ennuyai honteusement comme celui qui lit une mauvaise imitation d’un livre connu depuis longtemps.
Les événements de cette soirée avaient jeté en moi une assez profonde impression et avaient irrité mes nerfs. Je ne savais vraiment si je croyais à la prédestination ou si je n’y croyais pas; mais ce soir-là j’y avais cru fermement. L’épreuve avait été frappante, et quoique je me fusse moqué de nos aïeux et de leur serviable astrologie, j’étais tombé comme eux dans l’ornière. Mais je m’arrêtai à temps dans ce chemin dangereux, ayant pour principe de ne rien récuser d’une manière décisive et de ne croire à rien aveuglément. Je rejetai la métaphysique de côté et je regardai à mes pieds. Ma circonspection vint fort à propos; j’avais failli tomber en heurtant quelque chose de gros et de mou, un corps mort apparemment. Je me penchai, la lune éclairait juste alors le chemin. Devant moi était étendu un porc presque coupé en deux par un coup de sabre… Je venais à peine de le voir, que j’entendis un bruit de pas. Deux Cosaques accouraient d’une rue; l’un vint à moi et me demanda si je n’avais pas vu un Cosaque ivre qui courait après un porc.
Je leur déclarai que je n’avais pas rencontré de Cosaque, mais je leur montrai la malheureuse victime de sa furieuse bravoure.
«Ce brigand! dit le second Cosaque, quand il a bu du vin nouveau, il faut qu’il mette en pièces tout ce qu’il trouve. Courons après lui, Eremeitch; il faut l’atteindre, car…»
Ils disparurent, je continuai mon chemin avec beaucoup de prudence et enfin je parvins heureusement jusqu’à mon logement.
Je demeurais chez un vieux sous-officier que j’aimais pour sa bonne humeur, mais surtout à cause de sa jolie fille Nastia.
Selon l’habitude, elle m’avait attendu pour m’ouvrir la porte, enveloppée dans sa pelisse. La lune me montra ses chères petites lèvres bleuies par le froid de la nuit. En me reconnaissant, elle sourit, mais je n’allai point jusqu’à elle.
«Adieu Nastia!» lui dis-je, en passant près d’elle. Elle avait envie de me répondre quelque chose, mais elle se contenta de pousser un soupir. Je fermai la porte de ma chambre derrière moi, j’allumai la bougie et me jetai sur mon lit. Cette fois seulement, le sommeil se fit attendre plus que d’ordinaire. L’Orient commençait déjà à pâlir, lorsque je m’endormis, mais évidemment il était écrit aux cieux, que je ne dormirais pas cette nuit. À quatre heures du matin, deux coups de poing ébranlèrent ma fenêtre. Je m’élance:
– Qui est là?
– Lève-toi, habille-toi! me crient quelques voix.
Je m’habillai rapidement et sortis.
– Sais-tu ce qui est arrivé? me dirent d’une seule voix trois officiers placés devant moi. Ils étaient pâles comme la mort:
– Quoi?
– Voulitch a été tué.
Je restai stupéfait.
– Oui, il a été tué! continuèrent-ils. Allons plus vite.
– Mais où donc?
– Tu l’apprendras en route.»
Nous partîmes: ils me racontèrent tout ce qui était arrivé, en faisant différentes remarques sur le compte de cette prédestination qui l’avait soustrait à une mort inévitable une demi-heure avant sa mort. Voulitch allait seul dans une rue obscure. Le Cosaque ivre qui avait coupé en deux le porc, s’était trouvé devant lui et peut-être serait-il passé à côté sans l’apercevoir, si Voulitch ne s’était arrêté et ne lui avait dit: qui cherches-tu, mon cher? Toi! avait répondu le Cosaque en le frappant de son sabre, et il l’avait traversé presque de l’épaule au cœur…
Les deux Cosaques qui m’avaient rencontré et qui poursuivaient l’assassin étaient arrivés juste à temps pour ramasser le blessé, mais il rendait déjà le dernier soupir et n’avait pu dire que ces trois mots: «il avait raison!» – Moi seul je compris l’obscure signification de ces paroles; elles s’adressaient à moi. Je lui avais prédit involontairement sa triste destinée. Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé, et effectivement j’avais distingué sur son visage le signe d’une fin prochaine.
L’assassin s’était enfermé dans une cabane vide, au bout du village. Nous y allâmes. Une foule de femmes couraient de ce côté, en poussant des gémissements. Au même instant un Cosaque sauta dans la rue, brandissant un poignard, et se hâtant, nous devança à la course. L’alarme était effrayante.
Enfin nous arrivons et nous regardons: autour de la cabane, dont les portes et les volets étaient fermés en dedans, se trouvait une grande foule. Les officiers et les Cosaques discutaient entre eux avec animation. Les femmes hurlaient et ajoutaient à leurs lamentations, diverses paroles. Au milieu d’elles, un visage remarquable de vieille femme exprimant un fou désespoir, frappa ma vue. Elle était assise sur une grosse poutre, accoudée sur ses genoux, et serrait sa tête dans ses mains. C’était la mère de l’assassin. Ses lèvres s’agitaient de temps en temps et murmuraient une prière ou une imprécation.
Il fallait cependant se décider à quelque chose et saisir le coupable. Personne ne se hasardait à se lancer le premier.
Je m’approchai de la fenêtre et je regardai par la fente du volet. Il était étendu sur le plancher, pâle et tenant dans sa main droite un pistolet; son sabre sanglant était placé à côté de lui. Ses yeux, pleins d’une expression effrayante erraient tout autour. Parfois il frissonnait et se pressait la tête comme s’il ne comprenait pas bien ce qui s’était passé la veille: Je ne lisais pas une grande détermination dans ce regard inquiet et je dis au major qu’il avait tort de ne pas faire enfoncer la porte et de ne pas lancer des Cosaques à l’intérieur: il valait autant le faire maintenant que plus tard, lorsqu’il serait tout à fait revenu à lui.
À ce moment un vieux capitaine de Cosaques s’approcha de la porte et l’appela par son nom: il répondit.
– Tu as fait une sottise, cher Ephimitch; lui cria le capitaine: et il n’y a déjà plus rien à espérer, soumets-toi!
– Je ne me soumets point, répondit le Cosaque.
– Tu crains Dieu! sans doute, tu n’es pas un payen maudit, mais un honorable chrétien. Allons, si ta sottise t’a fait perdre la tête, tu as beau faire: tu n’échapperas pas à ton sort.
– Je ne me soumets point! cria de nouveau le Cosaque avec bruit et on entendit craquer le chien de son arme.
– Allons la mère, dit le capitaine à la vieille femme, parle à ton fils, afin qu’il t’écoute, cela ne fait qu’irriter Dieu; regarde, voilà déjà deux heures que ces messieurs attendent.
La vieille femme le regarda fixement et secoua la tête.
– Basile Petrovich! dit le capitaine en s’approchant du major; il ne se rendra pas: je le connais; et si on enfonce la porte il blessera un grand nombre d’entre nous. Ne vaut-il pas mieux tirer sur lui? il y a une large fente au volet.
Une bizarre pensée me passa dans la tête à ce moment: comme Voulitch, je voulus tâter le sort.
– Permettez, dis-je au major, je le prendrai vivant.»
Ordonnant au capitaine de lier une conversation avec lui, je plaçai à la porte trois Cosaques prêts à la briser et à s’élancer à mon aide à un signal donné; je fis le tour de la cabane et m’approchai de la fatale fenêtre; mon cœur battait avec force.
– Tu es un maudit! lui cria le capitaine, est-ce que tu te moques de nous! penses-tu que nous composerons avec toi?
Il se mit à cogner à la porte de toutes ses forces, moi je posai mon œil sur la fente et suivis les mouvements du Cosaque qui ne s’attendait pas à une attaque de ce côté: soudain j’arrachai le volet et m’élançai par la fenêtre la tête basse. Un coup de feu retentit à mon oreille, la balle arracha mon épaulette, mais la fumée remplit la chambre et empêcha mon adversaire de trouver son sabre placé à côté de lui. Je le saisis à bras le corps, les Cosaques firent irruption et en moins de trois minutes le coupable était pris et mis sous escorte. La foule se dispersa; les officiers me félicitèrent… et réellement il y avait de quoi.