Après tout cela, comment ne serait-on pas fataliste. Mais qui sait, s’il est réellement persuadé d’une chose ou non?… Et nous prenons souvent pour la persuasion un sentiment trompeur ou une erreur de la raison. J’aime à douter de tout; cela n’empêche pas la décision de caractère; au contraire, il me semble que je vais toujours avec plus d’audace, lorsque j’ignore ce qui m’attend, sans doute il ne peut rien m’arriver de pire que la mort; et la mort on ne peut l’éviter!
De retour à la forteresse, je racontai à Maxime Maximitch tout ce qui m’était arrivé et tout ce dont j’avais été le témoin. Je désirais connaître son opinion sur la prédestination. Il ne comprit pas d’abord ce mot; je le lui expliquai comme je pus et alors il me dit en remuant significativement sa tête.
«Oui, en effet, ce trait est assez bizarre!… Du reste les armes de ces Asiatiques ratent souvent, si elles sont mal graissées, ou si l’on n’appuie pas assez fortement le doigt sur la détente. J’avoue que moi non plus je n’aime pas les carabines circassiennes; elles ne vaudraient rien, même pour notre prochain; la crosse en est trop petite et à chaque instant on peut se brûler le nez… quant à leurs sabres, ils ont tout simplement toute mon admiration!»
Puis il ajouta en réfléchissant quelque peu:
«Oui j’ai pitié de ce malheureux… quel diable le poussait donc à causer la nuit avec un ivrogne!… Du reste, il est évident que cela avait été écrit dans sa destinée!…»
Je ne pus rien en tirer de plus: en général il n’aimait pas les discussions métaphysiques.
LE DÉMON
PREMIÈRE PARTIE
I.
Un ange déchu, un démon plein de chagrin, volait au-dessus de notre terre pécheresse. Les souvenirs de jours meilleurs se pressaient en foule devant lui, de ces jours où, pur chérubin, il brillait au séjour de la lumière; où les comètes errantes aimaient à échanger avec lui de bienveillants et gracieux sourires; où, au milieu des ténèbres éternelles, avide de savoir, il suivait, à travers les espaces, les caravanes nomades des astres abandonnés; où enfin, heureux premier-né de la création, il croyait et aimait; il ne connaissait alors ni le mal ni le doute; et une monotone et longue série, de siècles inféconds n’avaient point encore troublé sa raison… Et encore, encore il se souvenait!… Mais il n’était plus assez puissant pour se souvenir de tout.
II.
Depuis longtemps réprouvé, il errait dans les solitudes du monde sans trouver un asile. Et cependant les siècles succédaient aux siècles, les instants aux instants. Lui, dominant le misérable genre humain, semait le mal sans plaisir et nulle part ne rencontrait de résistance à ses habiles séductions. Aussi le mal l’ennuyait…
III.
Bientôt le banni céleste se mit à voler au-dessus du Caucase. Au-dessous de lui, les neiges éternelles du Kazbek [25] scintillaient comme les facettes d’un diamant; plus bas, dans une obscurité profonde, se tordait le sinueux Darial [26], semblable aux replis tortueux d’un reptile. Puis le Terek [27], bondissant comme un lion à la crinière épaisse et hérissée, remplissait l’air de ses rugissements; les bêtes de la montagne, les oiseaux décrivant leurs orbes dans les hauteurs azurées écoutaient le bruit de ses eaux; des nuages dorés, venus de lointaines régions méridionales, accompagnaient sa course vers le nord et les masses rocheuses, plongées dans un mystérieux sommeil, inclinaient leurs têtes sur lui et couronnaient les nombreux méandres de ses ondes. Assises sur le roc, les tours des châteaux semblaient regarder à travers les vapeurs et veiller aux portes du Caucase comme des sentinelles géantes placées sous les armes. Toute la création divine était aux alentours, sauvage et imposante; mais l’ange, plein d’orgueil, embrassa d’un regard dédaigneux l’œuvre de son Dieu et aucune de toutes ces beautés ne vint se refléter sur sa figure hautaine.
IV.
Puis le tableau changea; une nature pleine de vie s’épanouit à ses regards; les luxuriantes vallées de la Géorgie se déroulèrent au loin comme un magique tapis. Terre heureuse et florissante!… Les silhouettes des ruines, les ruisseaux à l’eau rapide et murmurante et au fond parsemé de cailloux aux mille couleurs; les buissons de roses sur lesquels les rossignols à la voix douce, chantent la plaintive beauté que rêva leur amour; les ombrages des platanes touffus, entremêlés de lierre abondant; les grottes où les timides chevreuils se réfugient aux jours brûlants; l’éclat, le mouvement, le murmure des feuilles; le bruit sonore de mille voix; l’haleine parfumée de mille plantes; la voluptueuse ardeur du milieu du jour; les nuits toujours humides d’une rosée odorante; les étoiles du ciel, brillantes comme le regard et les yeux des jeunes Géorgiennes. Mais hormis une froide jalousie, cette nature splendide n’éveilla dans l’âme insensible du proscrit, ni nouveau sentiment, ni nouvelle aspiration et tout ce qu’il voyait devant lui, il le méprisait et le détestait.
V.
Cette grande demeure, ce palais spacieux, le vieux Gudal aux cheveux blancs les a bâtis pour lui. Ils ont coûté bien des larmes, bien des fatigues aux esclaves soumis depuis longtemps à ses ordres. Au lever du jour, les ombres de ses murailles s’allongent sur les pentes des montagnes voisines. Des marches creusées dans le roc conduisent de la tour, placée à l’un des angles, au bord de la rivière. C’est en suivant cette rampe sinueuse, que la jeune princesse Tamara va puiser de l’eau à l’Arachva [28].
VI.
Toujours silencieuse, la sombre demeure, du haut des rochers escarpés, semble contempler les vallées. Mais en ce jour un grand festin a été servi dans ses murs; la zourna [29] résonne et le vin coule à flot. Gudal marie sa fille; toute la famille a été conviée au banquet. Sur la terrasse couverte de tapis, la fiancée est assise parmi ses compagnes et les heures s’écoulent oisivement pour elle au milieu des jeux et des chants. Déjà le disque du soleil s’est caché derrière les montagnes lointaines. Les jeunes filles chantent en battant la mesure avec leurs mains et la jeune fiancée prend son bouben [30]. Tout à coup, le balançant d’une main au dessus de sa tête et plus rapide qu’un oiseau, elle s’élance: tantôt elle s’arrête et regarde autour d’elle et son œil humide scintille à travers ses cils jaloux; tantôt elle joue gracieusement de la prunelle sous ses noirs sourcils; puis, légère, se penche vivement et tandis que son petit pied adorable semble nager dans l’air, elle sourit avec une gaîté enfantine. Les rayons tremblants de la lune se jouant parfois tout doucement à travers une atmosphère humide, peuvent à peine être comparés à ce sourire animé comme la vie, comme la jeunesse.
VII.
J’en jure par l’astre des nuits, par les rayons du soleil levant ou couchant! jamais monarque de la Perse dorée, jamais roi de la terre ne posa ses lèvres sur de pareils yeux. Jamais la fontaine jaillissante du harem, aux jours les plus brûlants ne lava de sa rosée perlée une semblable taille. Jamais la main d’un mortel couvrant de caresses un corps bien-aimé ne déroula une aussi belle chevelure. Depuis le jour où l’homme perdit le paradis, je le jure, jamais semblable beauté n’est éclose sous le soleil du midi.
Pour la dernière fois, elle a dansé!… Hélas! Demain l’attendent, elle l’héritière de Gudal, l’enfant gâtée de la liberté, le triste sort de l’esclave, une famille étrangère, une patrie inconnue. Et déjà des doutes mystérieux assombrissaient la sérénité de son visage. Mais il y avait tant de grâce harmonieuse dans sa démarche, tant d’expression et de naïve simplicité dans tous ses mouvements, que si le démon dans son vol l’eût regardée en ce moment, il se fut rappelé ses anciens frères célestes; il se serait doucement détourné et aurait soupiré.
IX.
Et le démon la vit!… Et à l’instant même il ressentit dans tout son être une agitation étrange. Une bienfaisante harmonie vibra dans la solitude de son âme muette, et de nouveau il put comprendre cette divine merveille d’amour de douceur et d’incomparable beauté. Longtemps il admira cette tendre image et les rêves d’un bonheur évanoui se déroulèrent encore devant lui, comme une longue chaîne ou comme les groupes d’étoiles au firmament. Cloué par une force invisible, il fit connaissance avec une nouvelle tristesse et soudain le sentiment fit résonner en lui sa puissante voix d’autrefois. Était-ce un symptôme de régénération? au fond de son âme, il ne pouvait trouver des paroles de perfide séduction. Devait-il oublier? Mais Dieu lui refusa l’oubli et du reste, il ne l’eût point accepté!