X.
Le jour est à son déclin, et sur un superbe coursier, brisé de fatigue, le fiancé se hâte avec impatience vers le festin nuptial. Déjà il a atteint les vertes rives du limpide Arachva, et péniblement, pas à pas, courbée sous la lourde charge des présents, une longue file de chameaux s’avance et couvre au loin les détours nombreux du chemin. On entend le bruit de leurs clochettes!… Le roi de Cinodal lui-même conduit la riche caravane. Une ceinture serre sa taille svelte; la garniture de son sabre et de son poignard brillent au soleil; il porte sur ses épaules un fusil à la batterie reluisante et le vent joue avec les manches de son manteau, bordé tout autour de riches galons. À la selle et à la bride pendent des houppes de soie brodées aux mille couleurs, sous lui piaffe un fringant coursier à la robe dorée et sans prix; il est déjà tout blanc d’écume; c’est un enfant de Karabak [31]; il dresse l’oreille et, plein de frayeur, souffle avec force; puis, du haut des rochers, regarde avec ombrage les flots de la rivière à l’écume jaillissante. Le chemin que suit le rivage est étroit et dangereux; à gauche le rocher; à droite le lit profond de la rivière furieuse. Il est déjà tard. Sur les sommets couverts de neige le jour s’éteint et l’obscurité se fait!… La caravane hâta le pas.
XI.
À ce point de la route s’élève une chapelle. Là, depuis de longues années, repose en Dieu, un prince inconnu, qu’une main vengeresse immola et ce lieu est devenu depuis l’objet d’un culte. Le voyageur qui court au combat ou va à la fête, vient en tout temps prononcer dans la chapelle une fervente prière, et cette prière le protège coutre le poignard musulman. Mais le jeune fiancé dédaigna la coutume de ses aïeux, et un esprit méchant le troubla avec une perfide vision. Au milieu des ombres de la nuit, il s’imaginait couvrir de baisers ardents les lèvres de sa jeune fiancée. Tout à coup dans l’obscurité, en avant de lui, deux hommes paraissent; puis d’autres encore; un coup de feu retentit; qu’arrive-t-il? Le prince intrépide se dresse sur ses étriers bruyants, enfonce son bonnet sur ses sourcils; puis, sans articuler un mot, saisit d’une main la crosse de son fusil turc, fouette son cheval et comme un aigle fond en avant. Un second coup de feu retentit, puis un cri sauvage et un gémissement étouffé résonnent dans la profondeur de la vallée. Le combat n’a pas duré longtemps; les timides Géorgiens ont fui de tous côtés.
XII.
Tout s’est apaisé. Pressés en foule, les chameaux regardent avec frayeur les cadavres des cavaliers et l’on entend parfois tinter leurs clochettes. La riche caravane est dépouillée et déjà les oiseaux nocturnes volent autour des corps des chrétiens. Hélas! ils n’auront pas la sépulture paisible qui les attendait sous les dalles du monastère, où furent enterrées les dépouilles de leurs pères. Leurs mères et leurs sœurs, couvertes de longs voiles, ne viendront pas des pays lointains prier et sangloter tristement sur leurs tombes! sous le rocher qui borde le chemin, seule, une main pieuse élèvera une croix en leur mémoire; le lierre printanier l’entourera en grandissant de son réseau d’émeraudes comme une douce caresse; et le pèlerin fatigué par une marche longue et pénible ne manquera jamais de se détourner de sa route pour venir se reposer à l’ombre du signe divin!…
XIII.
Un cheval plus rapide qu’un daim précipite sa course, souffle bruyamment et semble voler au combat. Tantôt il recule subitement après un bond et prête l’oreille au moindre souffle en dilatant ses larges naseaux: tantôt il frappe vivement le sol avec les clous de ses fers bruyants, secoue sa crinière éparse et repart follement en avant. Son cavalier silencieux chancelle à chaque pas sur les arçons et laisse pencher sa tête sur l’encolure. Déjà il a abandonné les rênes et ses pieds se sont enfoncés dans les étriers, la housse est sillonnée de larges taches de sang! Ô vaillant coursier! Rapide comme la flèche! tu as emporté ton maître du combat. Mais la balle ennemie d’un Circassien l’a frappé dans l’ombre.
XIV.
Toute la famille de Gudal pleure, se lamente et une grande foule s’attroupe dans la cour. Quel est ce cheval emporté qui vient de s’abattre? quel est ce cadavre étendu sur le seuil de la porte? quel est ce cavalier sans vie? Les plis de son front basané ont conservé la trace d’une alarme guerrière; ses armes et ses vêtements sont souillés de sang; dans une dernière étreinte nerveuse sa main s’est raidie sur la crinière. Ô fiancée! Ton regard n’a pas attendu longtemps ton jeune promis! Il a tenu sa parole de prince et il est accouru au festin nuptial! Mais, hélas! Jamais plus il ne remontera sur son rapide coursier.
XV.
La colère divine a fondu comme la foudre au milieu de cette famille qui ne connaissait point encore le malheur. La pauvre Tamara s’est jetée sur sa couche en sanglotant, ses larmes coulent avec abondance, et son sein gonflé se soulève péniblement!… tout à coup au-dessus d’elle une voix surnaturelle se fait entendre: «Ne pleure pas enfant, ne pleure pas en vain; tes larmes ne peuvent tomber sur ce cadavre muet comme une rosée vivifiante; les larmes ne peuvent que ternir le regard limpide des jeunes filles et creuser leurs joues. Il est bien loin déjà; il ne connaîtra point ta douleur et ne pourra l’apprécier; la lumière céleste réjouit maintenant ses yeux qui n’ont plus rien de ce monde et il n’entend plus que les concerts du paradis. Que sont les rêves insignifiants de la vie, et les gémissements et les larmes d’une pauvre fille, pour un hôte des cieux? Rien. Non! le sort d’une créature mortelle, crois-moi, mon ange terrestre, ne vaut pas un seul instant de ta chère tristesse. À travers les océans éthérés sans gouvernail et sans voiles, les chœurs des astres brillants voguent doucement au milieu des vapeurs; dans les espaces infinis des cieux, les groupes floconneux des nuages impalpables passent sans laisser de trace; l’heure de la séparation, l’heure du retour, n’ont pour eux ni joie ni tristesse; pour eux l’avenir est vide de désirs et le passé sans regret. En ce jour d’affreux malheurs souviens-toi d’eux, bannis toute pensée terrestre, et comme eux, écarte de toi tout souci: dès que la nuit enveloppera de son ombre les sommets du Caucase; dès que sous la puissance d’une voix magique, le monde charmé se taira; dès que la brise du soir agitera sur les rochers l’herbe fanée, que les petits oiseaux cachés sous elle sautilleront plus gaiement dans l’ombre, et que sous les branches de la vigne la fleur des nuits s’épanouira pour boire avidement la rosée céleste; dès que la lune argentée montera lentement derrière la montagne et jettera sur toi ses regards indiscrets, je volerai aussitôt vers toi, je serai ton hôte jusqu’au jour et sur tes paupières aux cils soyeux je ferai éclore des songes d’or.»
XVI.
La voix se tut; et dans le lointain les sons s’éteignirent doucement l’un après l’autre. Tamara se lève en sursaut et regarde autour d’elle. Une agitation indicible fait battre son cœur. C’est de la douleur, de l’effroi, un élan d’enthousiasme; – rien ne peut être comparé à cela. Tous les sentiments fermentent en elle, l’âme a brisé ses liens; le feu court dans ses veines. Cette voix nouvelle et admirable semble encore résonner auprès d’elle. Vers le matin seulement le sommeil désiré vint fermer ses yeux fatigués.
Mais alors son esprit fut agité par un rêve étrange et prophétique: un nouveau venu sombre et silencieux, resplendissant d’une beauté immortelle, se penchait vers son chevet et son regard se fixait sur elle avec un tel amour, une telle tristesse, qu’il semblait avoir pitié d’elle. Ce n’était point un ange des cieux, ni son divin gardien; l’auréole aux rayons lumineux ne se mêlait point aux boucles de sa chevelure; ce n’était point l’esprit méchant de l’enfer ni un martyr du vice. Oh non! Il avait la douce clarté d’un beau soir, qui n’est ni le jour ni la nuit, ni les ténèbres ni la lumière!…
DEUXIÈME PARTIE
I.
«Ô Père! Ô Père! cesse tes reproches; ne gronde pas ta Tamara. Tu vois ses larmes? Hélas! ce ne sont pas les premières! Je ne serai la femme de personne!… Dis à ceux qui demandent ma main, que mon époux repose dans la terre humide et que je ne puis donner mon cœur! Depuis le jour où nous ensevelîmes son cadavre sanglant dans la montagne, un esprit perfide me poursuit avec une vision que je ne puis écarter et au milieu du calme des nuits, des songes tristes et étranges viennent jeter le trouble en moi. Mes pensées et mes paroles s’égarent confusément; une flamme emplit tout mon sang; je me dessèche et me flétris de jour en jour. Ô mon père! Mon âme souffre! Aie pitié de moi! Livre au saint lieu ta fille déraisonnable; là, je serai sous la protection du Sauveur et à ses pieds j’épancherai ma douleur. Ici-bas, il n’y a déjà plus de joie pour moi… Que bientôt à l’ombre paisible des autels, une sombre cellule se referme sur moi, comme une tombe.»