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II.

Et sa famille l’a transportée dans un couvent solitaire, où ses jeunes épaules furent recouvertes d’un humble cilice. Mais sous la robe monastique comme sous la soie aux mille couleurs, son cœur luttait avec la vision impie. Au pieds des autels, sous l’éclat des lumières, aux heures du chant solennel, au milieu de la prière, souvent une voix connue venait résonner à son oreille. Sous la voûte obscure du temple une image qu’elle connaissait bien glissait de temps à autre sans bruit et sans laisser de trace. Elle rayonnait doucement comme une étoile à travers la fumée transparente de l’encens, lui faisait signe de la main et l’appelait: Mais où?…

III.

Le pieux couvent était caché entre deux collines et en lieu frais; des platanes d’Orient, des rangées de peupliers l’entouraient de tous côtés, et parfois, quand la nuit descendait dans les défilés de la montagne, la lumière de la lampe de la jeune religieuse, passant à travers les fenêtres de sa cellule, venait se jouer au milieu d’eux. Tout autour, à l’ombre des amandiers, auprès de la sombre rangée de croix qui protègent les tombes muettes, les chœurs des petits oiseaux entonnaient de doux concerts. Des sources à l’onde fraîche couraient en murmurant sur les rochers, puis se réunissaient dans le défilé et roulaient plus loin entre les buissons couverts des fleurs du givre.

IV.

Vers le Nord se dressaient les montagnes. Lorsqu’aux lueurs de l’aurore matinale, une vapeur bleuâtre monte des profondeurs de la vallée; lorsque le muezzin tourné vers l’Orient invite à la prière, et que la voix sonore de la cloche réveille l’habitation; à cette heure calme et recueillie où les jeunes Géorgiennes descendent la montagne escarpée et vont avec leurs longues cruches, puiser de l’eau, les sommets de la chaîne neigeuse se dessinaient dans le ciel pur comme un mur violet tendre et au coucher du soleil semblaient se couvrir d’un vêtement de pourpre. Au milieu d’eux, le Kazbek traversant les nuages, les dépassait de toute la tête, comme le roi puissant du Caucase en turban et en long manteau de soie.

V.

Mais le cœur de Tamara, plein d’une pensée profane, est insensible aux extases pures. Pour elle tout l’univers est couvert d’une teinte sombre, et tout y est pour son âme une cause de souffrance, et la lumière du jour et les ténèbres de la nuit. Aussi, dès que la fraîcheur du soir vient endormir la terre, elle se prosterne devant l’image de son Dieu et fond en larmes. Ses sanglots déchirants au milieu du silence de la nuit troublent l’imagination du voyageur, qui, croyant entendre tes gémissements de quelque esprit de la montagne, enchaîné dans une de ses cavernes, prête à peine l’oreille et hâte sa monture épuisée.

VI.

Tamara triste, agitée par la fièvre, vient souvent s’asseoir auprès de la fenêtre. Là, seule, irrésolue, elle regarde au loin avec un œil attentif, soupire, et attend!… Une voix murmure à son oreille: «Il viendra.» Ce n’était pas en vain qu’il lui apparaissait avec des yeux pleins d’une tristesse douce et des paroles de sublime tendresse: Depuis longtemps déjà elle s’épuise sans savoir pourquoi. Veut-elle prier les saintes? c’est à lui que son cœur s’adresse; accablée par cette lutte incessante se penche-t-elle sur sa couche, son oreiller la brûle, elle suffoque horriblement, s’éveille en sursaut et frissonne; ses épaules et sa gorge sont enflammées, elle peut à peine respirer, ses yeux s’obscurcissent, ses bras étendus cherchent avec passion un être imaginaire, tandis que des baisers expirent sur ses lèvres…

VII.

Le brouillard du soir a déjà couvert de ses vapeurs légères les collines de la Géorgie, et fidèle à sa douce habitude, le démon a dirigé son vol vers le couvent. Mais bien longtemps il n’osa violer ce paisible asile de la vertu. Il y eut même un moment où il parut prêt à abandonner ses affreux projets. Il errait mélancoliquement autour des murs élevés et ses pas, plus légers que le vent, faisaient doucement frissonner les feuilles dans l’ombre. Puis il levait les yeux vers cette fenêtre, qu’illuminait l’éclat de la lampe. C’est là qu’elle attendait depuis si longtemps. Soudain, au milieu de ce silence universel, une harpe harmonieuse vibra et des chants sonores résonnèrent; ces sons semblaient se suivre avec mesure comme coulent des pleurs. C’était une mélodie si tendre, qu’elle paraissait avoir été composée au ciel pour la terre. On aurait dit un ange descendu ici-bas mystérieusement, qui venait en visiter un autre oublié et qui lui parlait du passé, afin d’adoucir sa souffrance! Et le démon comprit alors pour la première fois les douleurs et les agitations de l’amour. Effrayé, il veut s’éloigner; mais ses ailes restent immobiles! et ô prodige! une larme roule lentement de ses yeux obscurcis!…

On voit encore près de cette cellule une pierre que cette larme brûlante a traversée comme une flamme et ce n’était point une larme humaine!

VIII.

Le démon entre, il est prêt à aimer, et son âme est tout ouverte au bien. Il croit que le moment désiré pour essayer d’une vie nouvelle est venu. Les palpitations de l’attente, les craintes de l’incertitude demeurent pour lui sans voix et sans puissance; elles ont reconnu tout d’abord une âme pleine de fierté. Il entre, regarde; devant lui se dresse l’envoyé du ciel; c’est le chérubin qui veille sur la belle pécheresse: son visage rayonne d’un sourire plein de sérénité et son aile la protège contre l’ennemi. Un instant son regard impie fut ébloui par l’éclat de la lumière divine, et au lieu du doux accueil qu’il espérait, il entendit éclater de pénibles reproches.

IX.

«Esprit turbulent, démon du vice, qui t’a appelé au milieu des ténèbres de la nuit? Tes adorateurs n’habitent point ces lieux et jusqu’à présent le souffle du mal n’a point pénétré ici; ne viens point souiller de ton pas impie cet asile de mon amour et de ma sainteté! qui t’a appelé?…

L’esprit méchant lui répond par un sourire perfide, son regard s’enflamme de jalousie et de nouveau le poison de la vieille haine a embrasé son âme: «Elle est à moi, dit-il d’une voix dure; laisse-la; elle est à moi; tu as paru trop tard pour la défendre, tu n’es ni mon juge ni le sien et, sur ce cœur plein d’élévation, j’ai posé mon empreinte; ici il ne reste plus rien de ta sainteté; ici je règne et j’aime.» L’ange alors abaissa ses yeux pleins de douleur sur la pauvre victime, et déployant lentement ses ailes, disparut dans les sphères célestes.

X.

TAMARA.

Qui es-tu? Tes paroles sont dangereuses! Qui t’envoie vers moi; le ciel ou l’enfer? Que me veux-tu?

LE DÉMON.

Que tu es belle!

TAMARA.

Mais parle; qui es-tu? Réponds?

LE DÉMON.

Je suis celui que tu écoutais dans le calme des nuits; celui dont la pensée parlait doucement à ton âme; celui dont tu voyais l’image dans tes songes et dont tu devinais la tristesse avec peine. Je suis celui qui tue l’espérance dès qu’elle naît dans un cœur. Je suis celui que personne n’aime et que tout être vivant maudit. L’espace et les années ne sont rien pour moi. Je suis le fléau de mes esclaves de la terre: je suis le roi de la science et de la liberté; je suis l’ennemi des cieux et le mal de la nature et tu vois je suis à tes pieds! Je t’apporte une humble et douce prière d’amour, ma première souffrance ici-bas et mes premières larmes. Oh! mais par pitié, écoute, tu pourrais avec une de tes paroles me rendre au bien et me rouvrir les cieux; resplendissant de ton chaste amour je reparaîtrais là, comme un nouvel ange dans l’éclat nouveau; mais écoute je t’en supplie, je suis ton esclave et je t’aime! Dès que je t’ai vue, soudain au fond de moi-même, j’ai détesté l’immortalité et ma puissance et j’ai envié malgré moi les joies incomplètes de la terre. Ne pas vivre comme toi serait une souffrance pour moi, et ce serait affreux que de vivre séparé de toi. Dans mon cœur insensible, une flamme inattendue s’est rallumée avec plus de force; et j’ai senti l’aiguillon de mes anciennes blessures se réveiller au fond de moi-même comme un serpent. Sans toi qu’est pour moi l’éternité? Que sont mes domaines infinis? des paroles résonnant dans le vide; un temple immense sans divinité!

TAMARA.

Laisse-moi, esprit perfide! tais-toi, je ne crois point aux discours d’un ennemi. Mon Dieu! hélas, je ne puis plus vous prier! Un poison funeste s’empare de mon esprit affaibli. Écoute! tu me perdras, tes paroles c’est du feu, c’est un philtre empoisonné… Dis? pourquoi m’aimes-tu?

LE DÉMON.