Dans ce cri il y avait de tout, de l’amour, de la douleur, un reproche avec une dernière prière, un adieu sans espoir, un adieu en pleine jeunesse!…
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XII.
Pendant ce temps, le veilleur de nuit exécutait seul et lentement autour des grands murs, sa ronde ordinaire. Il allait de tous côtés, agitant sa crécelle de fer [32]; mais en arrivant à hauteur de la cellule de la jeune novice, il assourdit la cadence de son pas et l’âme troublée, s’arrêta, la main sur son instrument. Au milieu du silence environnant, il crut entendre deux bouches échangeant des baisers, puis un cri étouffé, suivi d’un faible gémissement. Un doute impie traversa le cœur du vieillard. Mais un moment s’écoula et tout redevint calme. On n’entendit plus que le souffle de la brise, apportant de loin le murmure des feuilles et le ruisseau de la montagne qui bruissait tristement sur ses rives sombres. Le vieillard dans sa peur se hâta de lire son livre de prières, afin d’éloigner de sa pensée pécheresse les tentations de l’esprit du mal; il se signait rapidement de ses doigts tremblants; puis silencieux, agité par une vision, il se mit à précipiter son pas et continua sa ronde habituelle!…
Couchée dans son cercueil, elle ressemble à une gracieuse péri qui vient de s’endormir. Son visage pâle et sombre est plus pur que le linceul qui l’enveloppe. Ses paupières se sont abaissées pour toujours. Mais ô ciel! Ne dirait-on pas que sous elles ce merveilleux regard sommeille seulement et semble attendre un baiser ou le retour du jour! Non; inutilement les rayons lumineux se glissent entre elles comme un fil d’or; en vain sa famille, pleine d’une muette douleur, vient couvrir sa bouche de baisers; non! la mort a mis sur elle son empreinte éternelle et rien n’est assez puissant pour l’arracher de ses bras. Et toute cette nature dans laquelle naguère la vie ardente et pleine d’énergie parlait si distinctement aux sens, n’est plus maintenant qu’une vaine poussière. Un sourire étrange à peine éclos sur ses lèvres s’y était arrêté; l’expression douloureuse de ce sourire était sombre comme la tombe elle-même. Que signifiait-il? se raillait-il de la destinée, ou accusait-il un doute insurmontable? Exprimait-il un froid dédain de la vie ou une colère audacieuse contrôle ciel? Comment le savoir? Sa signification est à jamais perdue pour le monde. Mais il attire involontairement les yeux, comme le dessin d’une inscription antique, où peut-être, sous des caractères bizarres, se cache l’histoire des temps passés. Maxime de grande sagesse indéchiffrable! Trace oubliée de pensées profondes!…
Longtemps l’ange de la destruction respecta la dépouille de la pauvre victime et ses traits conservèrent cette beauté que garde un marbre sans expression, privé d’animation et de sentiment, mystérieux comme la mort même. Jamais aux jours les plus gais, la parure de fête de Tamara ne fut aussi variée en couleurs, ne fut aussi riche. Les fleurs du vallon chéri qui la vit naître, selon l’antique coutume, exhalaient sur elle leurs parfums et serrées dans sa froide main, semblaient avec elle dire adieu à ce monde…
XIV.
Ses parents, ses voisins se sont déjà réunis pour le triste voyage. Le vieux Gudal arrache ses cheveux gris, frappe sa poitrine en silence et pour la dernière fois monte sur son coursier à la blanche crinière, et le cortège se met en route!… Le voyage doit durer trois jours et trois nuits. C’est auprès des ossements de ses aïeux qu’on a creusé pour elle un lieu de repos…
Un des ancêtres de Gudal qui avait passé sa vie à piller les voyageurs et les villages, se trouvant enchaîné par la maladie, fit vœu dans un moment de repentir, de bâtir une église en expiation de ses péchés passés, sur le haut des rochers granitiques, où l’on n’entend que le sifflement du chasse-neige et où on ne voit voler que les vautours. Bientôt un temple solitaire s’éleva au milieu des neiges du Kazbek et les ossements de ce méchant homme trouvèrent là un asile où reposer. Le roc ami des nuages se transforma en cimetière; comme si en rapprochant sa tombe des cieux elle devait être moins froide et comme si plus loin des hommes son dernier sommeil devait être moins troublé… Mesure inutile; les morts ne doivent plus ressentir ni la joie ni la tristesse des jours passés.
XV.
Dans les espaces azurés, un des anges de Dieu volait en agitant ses ailes d’or; et dans ses bras il emportait de la terre une âme pécheresse. Avec de douces paroles d’espérance il dissipait ses doutes, et de ses larmes il effaçait en elle les traces de l’opprobre et de la douleur. Les harmonies célestes, quoique de loin, arrivaient déjà vers aux. Tout à coup au milieu de l’espace libre, l’esprit des enfers surgit du fond de l’abîme. Il tourbillonnait avec fracas et brillait comme le sillon de l’éclair, puis avec une impudente fierté il répétait: «elle est à moi;» la pauvre âme de Tamara se serra contre la poitrine de son gardien et se mit à prier pour calmer sa frayeur. En ce moment son avenir allait se décider! Il reparaissait devant elle. Mais grand Dieu! Qui l’aurait reconnu? Quels regards méchants il fixait sur elle! Comme on sentait qu’il était plein du poison mortel d’une colère inextinguible! son visage immobile exhalait un froid sépulcral.
– «Disparais, esprit de doute et de ténèbres; répondit le messager des cieux: tu as assez longtemps triomphé; mais l’heure du jugement est venue, et que la sentence divine soit bénie! Les jours de la tentation sont passés; en quittant son enveloppe terrestre et périssable elle a secoué à jamais les chaînes du mal. Sache-le! Depuis longtemps nous l’attendions! Son âme était de celles dont la vie se compose d’un court instant de souffrances intolérables et de délices qu’on ne peut comprendre. Le Créateur les a tissées avec les cordes vivantes d’un meilleur monde; elles ne sont point créées pour la terre et la terre n’est pas faite pour elles; elle a expié ses doutes par d’atroces douleurs; elle a souffert et aimé et le paradis lui est ouvert pour cet amour!
….
Et l’ange, jetant sur le séducteur un regard sévère, agita ses ailes avec joie et disparut au milieu des cieux purs. Et le démon vaincu, maudissant ses rêves pleins de folie, comme autrefois resta seul dans l’univers, sans espérance et sans amour!…
Sur le penchant de la montagne, au-dessus de la vallée de Koïchaoursk s’élève encore une vieille ruine crénelée. Les traditions restent pleines de récits faits sur elle, avec lesquels on effraye les enfants. Ce monument muet qui fut le témoin de ces événements surnaturels se montre au milieu des arbres comme une sombre vision. En bas, s’éparpillent les maisons d’un village tartare; la terre y est verdoyante et couverte de fleurs, et le bruit discordant de mille voix se perd au milieu de celui des caravanes dont on entend de loin résonner les clochettes. La rivière ne précipite à travers les vapeurs, brille, écume; tandis que la nature, semblable à un enfant insoucieux, joue avec la vie éternellement jeune, la fraîcheur, le soleil et le printemps.
Mais le château est triste et a fini de servir à son tour, comme un pauvre vieillard qui survit à ses amis et à sa famille chérie. Ses habitants invisibles attendent le lever de la lune. Alors libres et joyeux, ils se mettent à fredonner et courent de tous côtés. L’araignée grisâtre, nouvelle ermite, file la trame de ses toiles et une famille de lézards verts court gaiement sur les toits; le serpent prudent sort de la fente obscure et vient ramper sur les dalles du vieux perron. Tantôt il s’enroule comme un triple anneau, tantôt il s’étend comme une longue raie et brille comme une épée d’acier, oubliée depuis longtemps sur un champ de bataille par un héros mourant à qui elle ne devait plus servir. Le tout est sauvage, et nulle part on ne retrouve la trace des années passées. La main des siècles s’est appliquée longtemps à les effacer et rien ne rappelle le nom de Gudal et celui de sa fille bien-aimée. Mais l’église, où leurs ossements sont ensevelis, protégée par une puissance sacrée se voit encore sur les rochers escarpés, à travers les nuages. Près de la porte s’élèvent comme des gardiens, des blocs de granit noir, couverts de neige; et sur leur poitrine, au lieu de cuirasse, miroitent des glaces qui ne fondent jamais. Des masses écroulées dorment sur les saillies du rocher et pendent tout autour, menaçantes comme des chutes d’eau saisies subitement par le froid. Là, le chasse-neige fait sa ronde et balaye la poudre des murailles grises; puis, faisant entendre ses longs sifflements, semble appeler les sentinelles. Les nuages seuls, apprenant qu’un temple nouveau et magnifique a été bâti dans cette contrée de l’Orient, s’y rendent en foule pour l’adoration; et sur les dalles du tombeau de famille, déjà depuis longtemps personne ne vient plus gémir. Le rocher sombre du Kazbek garde avidement sa proie et le murmure de l’homme ne trouble jamais leur éternel repos.