En réponse à ces larmes on n’entendit qu’une raillerie.
– Écoute! dit Azamat d’une voix ferme: Tu vois que je suis décidé à tout. Veux-tu que je ravisse pour toi ma sœur Béla? Comme elle danse! Comme elle chante et brode de l’or! C’est merveilleux et le grand Padischa n’a pas une pareille femme! Veux-tu? Attends-moi demain pendant la nuit dans le défilé où court le ruisseau! j’irai avec elle près du village voisin et elle sera à toi. Penses-tu que Béla ne vaille pas ton cheval?
Longtemps, longtemps Kazbitch se tut. Enfin au lieu de répondre, il entonna à demi-voix une vieille chanson:
En vain Azamat le suppliait de se mettre d’accord avec lui. Il pleurait, le flattait, et finissait par jurer. Kazbitch impatienté l’interrompit:
– Va-t’en, petit imbécile! où irais-tu avec mon cheval? aux trois premiers pas, il te jetterait à terre et tu te casserais la tête sur les pierres.
– Moi! cria Azamat avec rage, en faisant sonner sous son poignard d’acier la cotte de mailles de Kazbitch. Mais la forte main de celui-ci le repoussa au loin et heurta si fort la cloison, qu’elle chancela.
Ça va devenir amusant! pensai-je, et je me précipitai vers l’écurie, bridai nos chevaux, et les fis sortir derrière la maison. Deux minutes après il y avait dans la cabane un affreux conflit. Azamat s’enfuyait avec ses habits déchirés, disant que Kazbitch avait voulu l’assassiner.
Tous sortirent, sautèrent sur leurs fusils et le divertissement commença. Les cris, le bruit, les coups de feu retentissaient; mais Kazbitch était déjà à cheval, et, traversant la foule, il passa au milieu d’eux comme un vrai démon, faisant des moulinets avec son sabre. Mauvaise affaire que d’avoir la tête échauffée, après un dîner chez ces étrangers! dis-je à Petchorin en le prenant par le bras; ce qu’il y a de mieux pour nous c’est de décamper au plus vite.
– Prenez patience, jusqu’à ce que ce soit fini! me dit-iclass="underline"
– Mais c’est que cela finira mal! chez les Orientaux c’est toujours ainsi: ils s’enivrent de bouza; puis vient la bataille!
Nous montâmes à cheval et regagnâmes notre logis.
– Que fit Kazbitch? demandai-je avec impatience au capitaine:
– Ce que font d’ordinaire ces gens-là; me répondit-il en avalant une tasse de thé: sans doute il s’échappa.
– Et sans blessure?
– Ah! Dieu le sait! Ces coquins-là ont la vie dure! je les ai vus quelquefois dans une affaire tout troués de coups de baïonnette comme des cribles et ils agitaient encore leur sabre.
Le capitaine, après quelques moments de silence, étendit ses jambes à terre et continua:
– Jamais je ne me pardonnerai une chose: pendant que nous regagnions la forteresse, le diable me poussa à raconter à Petchorin tout ce que j’avais entendu pendant que j’étais assis près de la cloison; lui souriait le dissimulé, mais au fond de lui-même, il méditait quelque coup.
– Mais que méditait-il? dites-moi je vous prie?
– Patience! nous n’y sommes pas encore; et le capitaine me déclara que, puisqu’il avait commencé, il fallait le laisser continuer.
Quatre jours après, Azamat vint à la forteresse. Selon son habitude, il alla chez Petchorin qui le bourrait toujours de friandises. J’étais là; la conversation s’engagea sur les chevaux. Petchorin commença à vanter le cheval de Kazbitch: il est aussi agile, aussi délié qu’un beau cerf, disait-il, et certainement il n’a pas son pareil dans tout le monde.
Les petits yeux du Tartare étincelaient déjà, mais Petchorin ne paraissait pas le remarquer; moi, je parlai des autres chevaux: mais lui, comme vous pensez bien, ramenait toujours la conversation sur celui de Kazbitch. Cette histoire se répétait toutes les fois qu’Azamat revenait.
Trois semaines après, je remarquai qu’Azamat maigrissait, devenait blême comme il arrive aux amoureux de roman, c’était surprenant! or vous verrez tout ce que j’appris plus tard. Petchorin l’excita au point qu’il était près de se jeter à l’eau. Une fois il lui dit: Je vois Azamat, que ce cheval te plaît énormément et que tu ne pourras jamais l’avoir. Eh bien! que me donnerais-tu, si je te le livrais?
– Tout ce que tu voudras; répondit Azamat.
– Dans ce cas, je te le donnerai; mais à une condition: jure que tu accompliras ce que je te demanderai.
– Je le jure! je le jure! et toi?
– Eh bien moi je te jure que tu posséderas ce cheval, mais il faudra me donner pour cela ta sœur Béla et le Karaguetz sera à toi. Je pense que le marché est avantageux pour toi?
Azamat se taisait.
– Tu ne veux pas? mais que désires-tu alors? je te croyais un homme, tu n’es qu’un enfant! et tu n’es pas encore capable de monter à cheval!
Azamat s’enflamma:
– Mais mon père? dit-il.
– Est-ce qu’il ne s’absente jamais?
– C’est vrai!
– Consens-tu alors?
– Je consens! chuchota Azamat, pâle comme un mort; et quand donc?
– La première fois que Kazbitch viendra ici; il doit m’amener des moutons: le reste est mon affaire; cela me regarde Azamat!
Voilà comment ils traitèrent cette affaire; marché dégoûtant en réalité!
Plus tard je dis cela à Petchorin et il se contenta de me répondre que cette farouche Circassienne devait se trouver heureuse d’avoir un mari comme lui; en somme il valait bien ce brigand de Kazbitch, qui ne valait pas même la peine que l’on s’occupât de lui.
Vous devez penser vous-même que je n’eus rien à répondre à cela et du reste à cette époque, j’ignorais tout à fait leur complot.
Or, un jour, Kazbitch vint et me demanda si je n’avais pas besoin de miel et de moutons: Je lui recommandai de m’en apporter le lendemain.
– Azamat, dit Petchorin, demain le Karaguetz sera dans tes mains, mais si, cette nuit, Béla n’est pas ici, tu n’auras pas le cheval.
– Bien! dit Azamat; et il regagna le village.
Le soir Petchorin s’arma et sortit de la forteresse. Comment ils arrangèrent les choses, je l’ignore, seulement ils revinrent tous deux pendant la nuit et la sentinelle vit qu’une femme était étendue devant la selle d’Azamat. Elle avait les mains et les jambes liées et sa tête était enveloppée d’un grand voile.
– Et le cheval? demandai-je au capitaine.
– Tout à l’heure!… Le lendemain de grand matin, Kazbitch vint à la forteresse et amena dix moutons à vendre; après avoir placé son cheval dans l’enceinte, il entra chez moi. Je le régalai de thé, car quoique ce fut un bandit, je le considérais cependant comme une espèce d’ami.
Nous causions de choses et d’autres, lorsque soudain je le vois frissonner et changer de visage; par malheur la fenêtre donnait sur l’arrière-cour:
– Qu’as-tu? lui dis-je.
– Mon cheval! Mon cheval! dit-il tout tremblant.
En effet, j’entendais un bruit de sabots.
– C’est quelque Cosaque qui passe!
– Non! hurla-t-il avec rage, et comme une panthère furieuse, d’un bond il s’élança au dehors.
En deux sauts il était à la porte de la forteresse; la sentinelle lui barra le passage avec son arme, mais il écarta la baïonnette et se précipita à la course sur la route. Au loin, la poussière volait; Azamat bondissait sur le rapide coursier; Kazbitch en courant débarrassa son fusil de son étui, et fit feu. Un instant, il s’arrêta afin de voir s’il n’avait pas manqué son coup; puis, il poussa un grand cri, jeta son fusil sur une pierre, le brisa en mille morceaux et se mit à se rouler à terre et à crier comme un enfant. Déjà le monde de la forteresse se groupait autour de lui: Lui, ne voyait personne. Ils s’arrêtaient, le poussaient légèrement et s’en retournaient. Je fis placer à côté de lui l’argent de ses moutons, mais il ne le toucha pas et resta étendu la face contre terre, comme un mort. Croiriez-vous qu’il resta dans cette position jusqu’à la nuit avancée et même toute la nuit? Le lendemain il vint à la forteresse et demanda qu’on lui nommât le ravisseur. La sentinelle, qui avait vu comment Azamat avait pris et monté le cheval, ne crut pas nécessaire de le lui cacher. À ce nom, les yeux de Kazbitch lancèrent des éclairs et il se dirigea vers le village où vivait le père d’Azamat.