Ainsi donc, nous descendîmes du mont Gutt dans la vallée de Tchertow [6]. En voilà un nom romanesque! Vous voyez déjà l’antre de l’esprit diabolique au milieu des rochers inaccessibles! Eh bien! il n’en est rien. Le mot vallée de Tchertow vient du mot tcherta (ligne), et non de tchort (diable). On la nomme ainsi parce qu’elle sert de frontière à la Géorgie. Cette vallée, qui rappelle assez exactement Saratow, Tambow, et autres lieux bien aimés de notre patrie, était encombrée par les neiges.
«Voilà le Christovoï!» me dit le capitaine, lorsque nous arrivâmes dans la vallée de Tchertow, en me montrant la colline couverte d’un manteau blanc.
À son sommet on apercevait une arête rocheuse, et tout près un sentier à peine visible, sur lequel on passe, lorsque la neige a couvert les alentours.
Nos conducteurs déclarèrent qu’il n’y avait pas encore eu d’avalanche, et s’efforçant de maintenir les chevaux, suivaient les replis du sentier. À un détour, nous rencontrâmes cinq Circassiens. Ils nous offrirent leurs services, s’attachèrent aux roues, et en criant se mirent à pousser et à soutenir nos voitures. Réellement le chemin était dangereux. À droite, se dressaient sur nos têtes des monceaux de neige, prêts à fondre dans les défilés au premier coup de vent; l’étroit sentier était par bonheur couvert de neige; dans certains endroits elle s’écroulait sous nos pieds, dans d’autres elle s’était congelée sous l’influence des rayons du soleil et de la fraîcheur des nuits, si bien que nous-mêmes avions beaucoup de peine à marcher. Les chevaux tombaient à chaque instant; à gauche bâillait une crevasse énorme au fond de laquelle coulait un ruisseau, tantôt caché sous une croûte de glace, tantôt bondissant et écumant sur les rochers sombres; à peine si nous pûmes, en deux heures, tourner le Christovoï. Deux verstes en deux heures! De plus, les nuages s’abaissèrent; nous eûmes de la grêle et de la neige. Le vent s’enfonçait dans les défilés, hurlait et sifflait comme un oiseau de proie et bientôt la crête rocheuse se cacha au milieu des vapeurs, dont les ondes, devenant sans cesse plus épaisses et plus obscures, s’amoncelaient vers l’Orient.
Il existe une étrange et vieille tradition sur cette cime: On rapporte, que l’empereur Pierre Ier, voyageant à travers le Caucase, s’y arrêta: mais, premièrement, Pierre n’alla qu’à Daguestania; secondement, sur la croix, une inscription en grosses lettres atteste qu’elle a été érigée par ordre de M. Ermolow, en 1824. Et cependant, malgré l’inscription, la tradition est tellement enracinée, que vraiment on ne sait qui croire, d’autant plus que nous ne sommes pas habitués à croire aux inscriptions.
Il nous fallait descendre encore cinq verstes sur des rochers couverts de glace et de neige fondante, pour arriver jusqu’au relais de Kobi; les chevaux étaient harassés et nous, transis de froid. La tempête grondait de plus en plus fort. C’était bien celle qui rugit dans nos pays septentrionaux; mais ses lamentations étaient plus accentuées et plus tristes. Te voilà proscrite! pensais-je; tu pleures sans doute tes immenses et planes steppes, où tes froides ailes peuvent s’étendre à leur aise, tandis qu’ici, trop serrée, tu étouffes comme un aigle prisonnier, qui ronge en criant, les barreaux de fer de sa cage!
«Voilà qui va mal, dit le capitaine. Regardez; autour de nous, on ne voit plus que l’obscurité et la neige. Songez donc, si nous allions tomber dans un précipice ou nous enfoncer dans un trou comme il est arrivé à Baïdar; nous n’en sortirions pas. Oh! je la connais, cette Asie! quels habitants! quelles montagnes! quels torrents! c’est inhabitable!»
Nos postillons se mirent, en criant, à tirer et à frapper les chevaux; ceux-ci hennissaient, se campaient et ne voulaient, pour rien au monde, faire un pas, malgré l’invitation éloquente des coups de fouets.
«Votre seigneurie, dit enfin l’un des postillons, peut être certaine que nous ne pourrons arriver à Kobi maintenant. Mais voulez-vous tourner à gauche, tandis que c’est encore possible? Là bas, au loin, sur le coteau, ne voyez-vous pas quelque chose de noir? C’est sûrement une cabane où les voyageurs s’arrêtent toujours un moment. Ces hommes disent qu’ils vous y conduiront, si vous voulez leur donner un pourboire, ajouta-t-il, en montrant les Circassiens.
– Je le sais, mon cher! je le sais et n’ai pas besoin que tu me le dises, répondit le capitaine; je connais ces brutes-là! Ils sont heureux de me voir dans l’embarras, pour me soutirer un pourboire.
– Avouez, que sans eux nous aurions pu nous trouver bien en peine!
– C’est bon! c’est bon! marmotta-t-il entre ses dents; j’en ai assez de ces gens-là, ils cherchent toujours à tirer profit de nous; comme s’il était impossible de trouver le chemin sans eux!»
Nous tournâmes enfin à gauche, et, après beaucoup de difficultés, nous pûmes atteindre un pauvre asile, composé de deux cabanes bâties en pierre et en cailloux et entourées d’un mur semblable. Les maîtres, en haillons, descendirent et nous accueillirent cordialement. Je sus plus tard que le gouvernement les paie et les nourrît à la condition d’accueillir les voyageurs surpris par la tempête.
– Tout va pour le mieux, dis-je en m’asseyant près du feu; maintenant vous me finirez l’histoire de Béla. Je suis certain que vous avez envie de me l’achever!
– Mais pourquoi croyez-vous cela? me répondit le capitaine, en m’observant avec un regard fin.
– Parce qu’il est dans l’ordre des choses de finir un portrait quand on l’a commencé.
– Effectivement! vous avez deviné.
– J’en suis très content!
– Vous faites bien de vous réjouir; mais, pour moi, c’est un pénible souvenir. Quelle charmante enfant c’était, que cette Béla! je l’accueillais comme si elle eût été ma fille et elle m’aimait bien! Il faut vous dire que je n’ai plus de famille; depuis douze ans je n’avais eu aucune nouvelle de mon père et de ma mère et je n’avais point encore songé à prendre femme. Tel je suis, tel j’étais alors, et je fus content de trouver quelqu’un à gâter. Elle nous chantait souvent les airs de son pays et nous dansait divers pas. Mais comme elle dansait! J’ai vu les jeunes personnes du gouvernement, j’ai même été à Moscou, aux assemblées de la noblesse il y a de cela vingt ans, mais où était Béla? Ce n’était plus ça! Grégoire la parait comme une poupée, l’arrangeait, l’habillait avec soin et elle devenait si jolie, que c’était admirable. Le hâle de son visage et de ses mains s’était effacé et les belles couleurs avaient reparu à ses joues; puis une fois dans cet état, resplendissante de gaieté et folle de joie, elle employait toute son espièglerie à me railler. Que Dieu le lui pardonne!
– Mais qu’arriva-t-il quand vous lui apprîtes la mort de son père?
– Nous la lui cachâmes longtemps, tant qu’elle ne fut pas faite à sa nouvelle situation, et lorsque nous le lui dîmes, elle pleura deux jours et puis l’oublia.
Pendant quatre mois, tout alla on ne peut mieux. Petchorin, comme je vous l’ai dit, aimait passionnément la chasse. Il avait souvent envie d’aller dans la forêt, courir les chevreuils et les sangliers, mais il n’était guère possible de dépasser les remparts de la forteresse. Un jour où je l’observais, je le trouvai tout pensif et le vis marcher dans sa chambre les mains croisées derrière lui; une autre fois, sans rien dire, il partit pour la chasse et disparut toute la matinée. Bientôt cela devint de plus en plus fréquent; je me disais: ce n’est pas bien, et certainement quelque chat noir a passé entre eux [7]?
Un matin, j’entre chez eux; Béla était assise sur son lit, dans l’ombre, enveloppée dans sa robe tartare, mais si pâle et si triste que j’en fus effrayé.
– Où est Petchorin?
– À la chasse.
– Est-il parti aujourd’hui?
Elle se tut comme si elle souffrait de me le dire.
– Non, hier! dit-elle enfin en soupirant péniblement.
– Est-ce qu’il ne lui est rien arrivé?
– Hier, dit-elle en fondant en larmes, j’ai pensé tout le jour qu’il avait pu lui arriver malheur. Il me semblait qu’un sanglier furieux l’avait blessé, ou que quelque Circassien l’avait entraîné dans les montagnes, mais maintenant je crois qu’il ne m’aime plus?
– Vraiment, ma chère Béla, tu ne pouvais plus mal penser!
Elle pleura, puis relevant la tête avec fierté, elle sécha ses larmes et continua:
– S’il ne m’aime plus, qui l’empêche de me renvoyer de la maison? je ne veux point le gêner. Mais si cela doit continuer, je partirai moi-même, je ne suis point une esclave; je suis la fille d’un prince?
Je tâchai de la rassurer:
– Écoute Béla, sans doute il ne peut, comme aux premiers jours, rester éternellement assis devant toi, dans ton jupon; enfin c’est un jeune homme et il aime à courir après le gibier: Il va et vient, et si tu t’en affliges tu l’ennuieras bien plus encore.