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Bien entendu, Anne-Laure ignorait ces détails lorsque, trois ans plus tôt, dans la chapelle de Versailles, sa main rejoignit celle de Josse.

Elle avait alors seize ans, arrivait de sa Bretagne et se croyait la princesse Guenièvre sur le point d'épouser le roi Arthur car, si Josse de Pontallec était son aîné de dix ans, il était aussi sans aucun doute l'un des plus beaux hommes d'une cour qui n'en manquait pas et peut-être le plus élégant avec le comte d'Artois, le jeune frère du Roi. Ce qui lui valait une sorte de célébrité.

Venu à Versailles vers l'âge de douze ans, Josse avait été l'un des plus turbulents parmi les pages de la Grande Écurie avant de s'imposer à la Cour la plus raffinée du monde comme une sorte d'arbitre des élégances. Ainsi, il fut le premier, avant même le duc de Chartres, à adopter les modes anglaises dont la coupe savante et la sobriété savaient mettre en valeur un corps digne de l'Antique et des jambes à faire pâlir d'envie un danseur d'opéra. On copiait ses redingotes, on s'extasiait sur le tour de ses cravates et, quand il daignait porter l'habit de cour, aucun courtisan n'égalait sa splendeur.

Mais tout luxe coûte cher, surtout lorsque l'on y adjoint le jeu et les femmes. La fortune - assez belle cependant - du jeune marquis fondit si bien qu'il ne lui resta bientôt plus d'autre recours qu'un riche mariage. Des cousins des deux familles s'entremirent; la Reine daigna donner la main à l'entreprise et l'on alla chercher la fiancée au fond du couvent où elle achevait son éducation.

Elle vint sous le chaperonnage de sa marraine, la chanoinesse de Saint-Solen. Sa mère, Marie-Pierre de Laudren, était beaucoup trop occupée pour venir perdre son temps à Versailles, fût-ce pour assister au mariage de sa fille dès l'instant que l'on obéissait à un ordre royal. Quant à son frère aîné, Sébastien, mort deux ans plus tôt dans le naufrage du navire corsaire qu'il commandait dans l'océan Indien, il n'aurait pas le privilège de mener sa sour à l'autel.

Mme de Laudren était une femme énergique et froide. Elle avait aimé passionnément son époux et ne s'était jamais consolée de sa mort, mais elle trouva une sorte de compensation en prenant sa place dans les bureaux de sa maison d'armement. Rien d'extraordinaire, au fond, pour Saint-Malo qui avait déjà vu, au cours du siècle, trois femmes : Mme de Beauséjour Sauvage, Mme Onfroy du Bourg et Mme Lefèvre Desprez, " armer " des navires avec succès. La dernière eut même la gloire de voir son Marquis de Maillebois rapporter en France du café de l'île Bourbon. Prise par ses affaires Marie-Pierre ne trouva que fort peu de temps à consacrer à ses enfants, surtout à Anne-Laure. Celle-ci, n'imaginant pas qu'il pût exister des relations plus chaleureuses entre parents et enfants, n'en souffrit pas vraiment, toute sa tendresse allant à Mme de Saint-Solen, sa marraine. En dépit des dettes de Josse, son alliance était apparue souhaitable à " l'armatrice ". Les Pontallec étaient de bonne et ancienne famille rehaussée d'un beau titre, et si leurs biens continentaux avaient souffert des folies du jeune marquis, ils possédaient toujours, dans l'île de Saint-Domingue, une plantation de canne à sucre qui eût été d'un fort bon rendement si Josse avait daigné s'en occuper. Ou simplement s'y rendre pour ramener à la raison un intendant singulièrement épris d'indépendance, mais Josse détestait les voyages pour leur inconfort et parce qu'ils contrariaient son indolence naturelle. Dès la signature du contrat de mariage, Marie-Pierre de Laudren reprenait les choses en main, envoyait là-bas un homme de confiance avec un navire solidement armé et un équipage capable de lui prêter main-forte. L'intendant fut pendu et la plantation du Morne-Rouge produisit un nouveau flot d'or jusqu'à ce qu'en 1791, un an avant la mort de Céline donc, la grande révolte des Noirs de Toussaint Louverture réduise trois ans d'efforts à quelques poignées de cendres arrosées de sang.

Tous ces jeux d'intérêts, Anne-Laure les ignora. Son avis, d'ailleurs, n'était d'aucune importance. Éblouie par le monde où elle pénétrait, elle ne voyait sa vie future qu'à travers les sourires de son fiancé. Des sourires rares sans doute et qui n'en avaient que plus de prix. Son cour ingénu s'enflamma comme une poignée d'aiguilles de pin séchées au soleil et, en recevant la bénédiction nuptiale dans la chapelle de Versailles, elle crut voir s'ouvrir devant elle les portes du Paradis. Josse ne venait-il pas de lui jurer amour, fidélité et protection jusqu'à ce que la mort les sépare ?

L'enchantement n'excéda pas la nuit de noces dont Josse, alors très amoureux d'une actrice de la Comédie-Française, s'acquitta comme d'une formalité plutôt ennuyeuse, pour ne pas dire une corvée. Pas un instant, dans son égoïsme, il n'imagina qu'il infligeait une grave blessure à la jeune fille qui se donnait à lui si complètement. Pourtant, elle ne cessa pas de l'aimer. Dans sa candeur, elle s'imagina que ce devait être là le comportement normal d'un époux et se reprocha presque d'en souffrir.

En effet, elle ne connaissait de l'amour que les récits chevaleresques de la Table Ronde et les bégaiements éperdus d'un jeune cousin qui, lorsque tous deux avaient douze ans, avait poussé l'audace jusqu'à lui donner, un soir d'été près de l'étang de Komer où coassaient les grenouilles, un baiser mouillé que la fillette ne trouva pas du tout agréable. Le jeune cousin dut se vanter de son exploit car on ne le revit plus. De toute façon, une brouille de famille intervint à ce moment et la fillette n'en fut pas autrement affectée. Ce premier essai n'était guère encourageant et la nuit avec Josse acheva d'ancrer l'opinion désabusée de la jeune femme : l'amour n'avait vraiment rien de commun avec les rêves des jeunes filles...

Josse de Pontallec ne consacra que peu de temps à sa lune de miel. Ce n'était pas l'usage et ne s'accordait pas avec la vie de cour. Et comme peu de temps après, Anne-Laure se trouva enceinte, le mari vit là un beau prétexte à l'éloigner. Il l'installa, en compagnie de l'aimable Augustine de Saint-Solen, dans l'hôtel familial de la rue de Bellechasse à Paris, où il put l'oublier et reprendre sans remords sa vie de plaisirs et de galanterie avec sa comédienne.

Comme, tout de même, il s'obligeait à une visite de temps à autre, la jeune marquise ne se plaignit pas de ce relatif isolement : elle avait un charmant jardin, des oiseaux, le son des cloches du couvent voisin des Dames de Bellechasse, deux ou trois voisines agréables et des nausées. Les premiers grondements de la Révolution ne franchirent pas les murs de sa maison et, eût-elle tenu un journal intime, qu'à l'instar du roi Louis XVI elle y eût sans doute écrit " Rien " le jour où le peuple prit la Bastille.

Cependant, il lui arrivait de sortir car elle aimait les bords de la Seine et la terrasse des Tuileries qu'elle parcourait au bras de la chanoinesse en regardant le soleil jouer dans l'eau verte du fleuve qui devenait brune au passage des lourdes barges. Certain jour d'octobre, les deux femmes se trouvèrent prises dans l'énorme bousculade qui secouait Paris tandis qu'une horde de femmes misérables, traînant après elles un canon et une foule de gens à mine patibulaire, ramenaient de Versailles la famille royale et les quelque deux mille voitures qui suivaient le carrosse avançant au pas dans la poussière et sous un soleil accablant.