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Et puis, soudain, elle pensa à son époux, découvrit en elle une soudaine envie de le revoir. Après tout, il venait lui aussi de cette terre bretonne que tous deux aimaient... Il en avait la dureté mais aussi la force et, s'il ne rendait pas à sa femme l'amour encore si chaud qu'elle retrouvait sous sa douleur, il n'en était pas moins " son " mari ; s'il ne partageait pas ses plaisirs avec elle, il consentirait peut-être à courir avec elle les dangers des temps nouveaux. Qui pouvait dire, même, si les épreuves à venir ne les rapprocheraient pas ?

Anne-Laure ferma les yeux pour mieux savourer cette pensée douce et consolante mais, soudain, la voiture ralentit, s'arrêta. La jeune femme ouvrit les yeux, se pencha à la portière et vit que l'on était toujours dans la forêt.

- Que se passe-t-il ? Nous avons un incident ? Descendu de son siège, Jaouen vint au marchepied :

- Aucun, Dieu merci! Simplement... je voudrais parler à Madame la marquise sans que l'on puisse nous entendre et, pour cela, l'endroit me paraît bon.

- Me parler ? Mais de quoi ?

- Madame le saura si elle veut bien descendre et venir avec moi jusqu'à ce tronc d'arbre abattu qui est là-bas. Ce que j'ai à dire est assez difficile ; en m'accompagnant elle me faciliterait les choses. J'ajoute qu'il s'agit d'une affaire grave.

- A ce point?

Elle n'hésita qu'à peine. L'attelage était arrêté auprès d'une petite clairière où coulait une source. L'endroit était charmant, plein de chants d'oiseaux et enveloppé par l'aurore d'une divine lumière.

- Allons! dit-elle. Après tout nous ne sommes pas si pressés!...

Jaouen ouvrit la portière, offrit sa main pour aider la jeune femme à descendre et la conduisit jusqu'à un tronc moussu où il la fit asseoir après s'être assuré qu'elle ne risquait pas de se salir. Il y eut alors un silence qui laissa la parole aux bruits de la forêt. Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait, Mme de Pontallec examina le serviteur de son mari.

Jusqu' à leur départ commun, il était pour elle à peine plus qu'un étranger. Frère de lait de Josse, il ne l'avait jamais quitté, le suivant à Versailles depuis le château paternel avec des fonctions variées qui avaient été celles d'un petit valet puis d'une sorte de secrétaire et enfin de confident. Il ne faisait que de rares apparitions rue de Belle-chasse et Anne-Laure n'avait jamais accordé beaucoup d'attention à ce garçon silencieux qui était l'ombre de Josse.

A mieux le regarder dans cette solitude au milieu des bois où il prenait un vrai relief, elle vit que c'était un homme de haute taille dont l'allure n'était pas dépourvue d'une certaine noblesse. Il y avait aussi de l'intelligence dans le visage aux traits accusés qui s'ordonnaient autour d'un nez assez fort et de deux yeux d'un gris nuageux abrités sous d'épais sourcils bruns.

Conscient de cet examen, Joël Jaouen ne disait rien. Il se tenait debout devant Anne-Laure, son chapeau à la main, sans gêne mais sans effronterie, attendant simplement qu'elle parle.

- Eh bien, soupira-t-elle enfin. Je vous écoute. Qu'avez-vous à me dire?

- Puis-je me permettre de poser une... ou plutôt deux questions ?

- Faites!

- Où allons-nous? Et... pourquoi y allons-nous?

- Mais... nous allons à Paris, bien sûr!

- Alors je répète : pourquoi y allons-nous? Pourquoi Madame la marquise veut-elle retourner dans cette ville dont elle n'a rien de bon à attendre? Madame ne semble pas s'en être vraiment aperçue, mais la Révolution existe et ne fait même que commencer. Le pouvoir royal n'est déjà plus qu'un souvenir, les églises sont vides, les couvents ferment et, bientôt, les hommes de bonne volonté qui ont voulu la liberté et le bonheur du peuple seront submergés par la lie qui commence à remonter des bas-fonds. Une foule de gens sans aveu s'apprête à la curée et d'autres y arrivent par toutes les routes de France. Paris bouillonne et Paris explosera. Alors, vous qui êtes sortie de cet enfer, n'y rentrez pas !

Mme de Pontallec ne chercha pas à cacher son étonnement :

- Vous semblez bien renseigné? D'où tenez-vous ces nouvelles terrifiantes?

- De partout. Je regarde, j'écoute, je lis les gazettes, j'entends les bruits de la rue et il m'arrive d'entrer dans les cafés. Nous allons vers une catastrophe sans précédent pour la noblesse... et j'ose supplier Madame la marquise de rester en Bretagne !

- La croyez-vous plus sûre après ce que nous venons de voir? Et puis, où voulez-vous que j'aille puisque Komer est inhabitable? A Pontallec? En admettant qu'il soit encore debout, je n'aime pas ce château. Il est habité par trop de légendes sinistres pour que les révolutionnaires laissent passer une si belle occasion d'en tirer une exemplaire vengeance...

- Alors La Laudrenais? Ou, mieux encore, à Saint-Malo même auprès de Madame votre mère.

- La Laudrenais est fermée. Ma mère y va rarement. Quant à notre maison de la ville, ma mère ne m'y accueillerait pas volontiers. Elle me renverrait sans hésiter à mon époux et elle aurait raison. Je vous remercie, Jaouen, de vous soucier de mon bien-être mais ma place est auprès de votre maître. Surtout si les temps se font difficiles. Aussi je crois avoir répondu à vos questions et nous pouvons repartir.

Elle se leva en secouant ses jupes où s'attachaient des brindilles, mais lui se dressa devant elle, barrant le passage.

- Il faut m'écouter encore ! s'écria-t-il avec une autorité qui surprit la jeune femme. Ce serait folie de retourner auprès du marquis. De lui non plus vous n'avez rien de bon à attendre.

Surprise et curiosité firent instantanément place à une bouffée de colère :

- Un peu de respect pour votre maître, s'il vous plaît ! Et aussi pour moi ! Dès l'instant où vous critiquez le marquis, je ne saurais vous entendre davantage. Partons !

- Non. Ce que j'ai à révéler est trop grave et vous l'écouterez jusqu'au bout!... Je demande à Madame... je " vous " demande infiniment pardon, corrigea-t-il, abandonnant définitivement la servile troisième personne, mais il faut que quelqu'un vous ouvre les yeux et nul n'est mieux placé que moi pour cette tâche difficile parce que je connais Josse de Pontallec mieux que quiconque. C'est pourquoi je n'ai plus de respect pour lui. Nous avons le même âge et nous avons été élevés ensemble, et quand il nous arrivait de lutter, c'est toujours moi qui avais le dessus. Je l'aurais encore aujourd'hui...

- Cela signifie simplement que vous êtes plus fort que lui, fit Anne-Laure avec dédain. C'est une pauvre raison.

- Ce n'en serait même pas une s'il avait changé. Jadis, il était égoïste, cruel, orgueilleux, dévoré d'ambition, mais je lui croyais tout de même le sens de l'honneur et un semblant de cour. Or, je me trompais et j'en ai eu la preuve quand il m'a donné l'ordre de vous accompagner.

- Tout cela n'a aucun sens. Il a voulu que je fasse ce voyage avec vous parce que vous avez sa confiance. Une confiance qui me paraît à présent bien mal placée !

- Sans aucun doute pour ce qu'il attendait de moi et vous devriez vous en réjouir. Depuis toujours il me croit une machine à exécuter ses ordres. Et je n'ai accepté de vous accompagner que pour éviter qu'il ne vous remette aux mains de n'importe qui.

- Et vous n'êtes pas n'importe qui, n'est-ce pas ? persifla la marquise. C'est bien ce que vous essayez de me faire entendre depuis un moment? Ne serait-ce qu'en vous libérant du langage d'un serviteur?

- Pour ce que j'avais et ai encore à dire, la troisième personne eût été par trop incommode, voire franchement ridicule ; je vous demande de souffrir encore un moment ce langage qui offense peut-être vos oreilles. Cependant, de tout ce que je viens de dire retenez ceci : il ne faut pas que vous rentriez chez vous parce que, à chaque instant, vous y serez en danger et qu'un jour ou l'autre la mort vous y rattrapera.