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- Je n'ai pas peur de ces révolutionnaires qui paraissent vous fasciner.

- Ce n'est pas à eux que je pense. Bien qu'ils pourraient apporter une aide appréciable. Les émeutiers ont parfois du bon pour la réussite de certains plans quand d'autres ont échoué.

Anne-Laure regarda cet étrange serviteur avec une réelle stupeur :

- Mais de quoi parlez-vous ? Je ne comprends rien à tout cela ! Quelle aide ? Quels plans ?

- Ne m'obligez pas à en dire davantage. Acceptez plutôt ce que je vais vous offrir puisque vous ne voulez pas aller dans votre famille. Je possède, près de Cancale, une maison qui me vient de ma mère.

Vous pourriez y vivre en paix, sans aucune contrainte. Vous n'y manqueriez de rien... et vous ne me verriez jamais. En outre, si la tempête vous y rejoignait, je vous dirais où trouver un bateau pour gagner Jersey. Quelqu'un...

- Pour le coup vous êtes tout à fait fou ! Comment osez-vous me proposer d'abandonner ce que je suis, ce qui me lie aux miens et sans doute aussi le nom que je porte pour m'en aller vivre chez vous?

Elle avait accentué le dernier mot avec une force qui rétablissait la distance. Certes, elle n'avait jamais manifesté d'orgueil de caste vis-à-vis de ses serviteurs, mais l'outrecuidance de celui-là dépassait largement les bornes permises. Fallait-il qu'il la sût misérablement dédaignée par Josse pour oser lui proposer de se charger d'elle? Mais ce courroux auquel il s'attendait peut-être n'eut pas l'air d'émouvoir Joël Jaouen :

- Vous en êtes encore là ? fit-il avec une nuance de dédain. La caste, le rang, la famille même si elle ne sert à rien! Cela vous a rendue incapable de reconnaître un dévouement sincère et désintéressé. Ce que je vous propose c'est d'essayer de vivre pour vous en abandonnant un monde qui n'a plus rien à vous offrir.

- Qui vous dit que je souhaite, moi, l'abandonner ? J'ai, à Paris une maison, des amis - rares je veux bien l'admettre ! -, un époux enfin. Ma place est là-bas !

- Et vous êtes bien certaine que cet époux-là souhaite vous revoir?

- Dans l'immédiat sûrement pas puisque je voulais rester en Bretagne...

- Ni dans l'immédiat ni jamais ! Il sera très surpris de votre retour. Et je ne crois pas que la surprise sera bonne !

- Vous devenez fou je crois !

Indignée de ce que laissaient supposer les dernières paroles de Jaouen, elle voulut retourner vers la voiture, mais il la retint d'une main singulièrement ferme :

- Non, je ne suis pas fou. Et puisque vous ne voulez pas comprendre, puisque vous m'y obligez, sachez ceci : selon les ordres du marquis vous ne deviez pas sortir vivante de la vieille forêt de Brocéliande !

Elle reçut la phrase meurtrière comme elle ^ eût reçu une balle : en se pliant en deux. Il crut qu'elle tombait et la retint :

- Pardonnez-moi, il fallait bien que je le dise puisque vous ne vouliez pas comprendre.

D'une voix presque enfantine, elle demanda :

- Le marquis vous a dit de me... tuer?

- Oui.

- Et vous avez accepté ?

- Oui... avec l'intention ferme de n'en rien faire. Si j'ai feint d'obéir, c'est pour qu'il n'en charge pas un autre qui, lui, n'aurait pas hésité.

Lentement, Anne-Laure se redressa, s'écarta de Jaouen mais pour mieux lui faire face :

- Alors, si l'on vous a dit de me donner la mort, il faut obéir !

- Jamais!...

- Il le faut pourtant ! Au fond, vous me rendrez service et je vous bénirai. Voyez-vous, depuis la mort de ma petite Céline, je n'ai plus guère envie de vivre et ceci est le dernier coup. Tuez-moi !

- Vous voulez mourir, vous? Si jeune, si b...

- Tuez-moi et faites vite ! Vous n'imaginez pas comme j'ai envie de m'endormir pour ne plus me réveiller...

- Peut-être, mais je vous en supplie, laissez-moi vous sauver! Non seulement je ne supporte pas l'idée de votre mort mais si, devant un plus grand péril, je devais vous la donner, je me tuerais aussitôt après ! Ne me demandez pas cela !

Il tomba à genoux devant elle et cacha son visage dans ses mains en répétant : " Pas cela ! " Anne-Laure resta un moment sans bouger, plus surprise de ce qu'elle voyait que de ce qu'elle venait d'entendre. Enfin, elle se pencha un peu, posa une main tremblante sur la tête inclinée :

- Mais... pourquoi? murmura-t-elle.

- Parce que je vous aime. De tout mon être, de toute mon âme, autant qu'il est possible à un homme d'aimer, moi je vous aime !

Quelle que soit la bouche qui les prononce, il est des mots qui commandent le silence parce qu'ils pèsent le poids d'une vie. Seule, à cet instant, la forêt prit la parole. Il y eut le chant d'un oiseau, la fuite d'un lapin, le bourdonnement d'un insecte dans un rayon de soleil qui faisait scintiller le ruisseau. Comme par magie - car il y a de la magie dans les paroles de l'amour ! - Anne-Laure sentit que ses doutes se dissipaient. Cet homme était sincère. Sa voix rendait le son auquel nulle femme ne se trompe.

- En ce cas vous êtes à plaindre, dit-elle enfin avec douceur. Autant que je le suis moi-même.

Il releva la tête pour la regarder au fond des yeux :

- Vous l'aimez donc toujours? En dépit de ce que je viens d'avouer ?

Elle eut un geste fataliste plus éloquent qu'une longue phrase puis murmura :

- C'est difficile à admettre. Même pour moi! Quant à mon époux, vous venez de me faire comprendre que je le gêne. Il ne m'a jamais aimée parce que son cour est à une autre...

- Vous savez cela? fit Jaouen en se relevant.

- Bien sûr. Depuis toujours, je crois, il est épris de la Reine...

- La Reine?... Décidément vous le connaissez bien mal ! Et même pas du tout ! Non, il n'aime pas Marie-Antoinette et je crois bien qu'il la hait depuis qu'elle lui a préféré le Suédois Fersen...

- Aller chaque jour au palais quel que soit le danger grandissant, ce n'est pas une preuve ?

- Non. Faire étalage d'un dévouement qu'il n'éprouve pas fait partie de son jeu. Cela lui permet de se repaître quotidiennement des déboires et des humiliations qu'elle subit. Il se plaît à la regarder descendre, marche après marche, les degrés de son trône ébranlé. Oh, c'est un homme étrange que le marquis!...

- Pourtant vous lui obéissiez, vous lui étiez dévoué...

- En effet ; vous avez raison de parler au passé. Tout cela a cessé le jour de votre mariage, quand je vous ai vue et, surtout, quand j'ai vu comment il vous traitait. A présent, je crois bien que je le hais d'avoir osé commander votre mort, néanmoins je remercie Dieu de me l'avoir commandée à moi. C'est une belle chose que la confiance, ajouta-t-il avec un rire amer...

- Il devait vous en croire capable!... A présent que faisons-nous? Vous me tuez ou nous repartons?

Il la considéra un instant avec une profonde tristesse :

- J'espérais que vous auriez compris ; peut-être un jour viendra-t-il où vous me connaîtrez mieux... Nous partons, bien sûr, et surtout pas pour Paris, je vous en supplie!... Tenez! Laissez-moi vous conduire à Saint-Malo ! Quelques jours seulement ! Il serait naturel que vous appreniez à Madame votre mère le deuil qui vous a frappée...

- Et qu'y ferai-je... quelques jours?

- Pas plus de cinq ou six, je le promets! Le temps pour moi d'aller à Paris, de régler mes comptes avec Monsieur le marquis et je reviens vous chercher pour vous emmener où vous voudrez, je le jure !

- Qu'entendez-vous par régler vos comptes ? Le tuer?

- Je ne suis pas un assassin ! J'entends le défier, l'épée ou le pistolet à la main. Le meilleur gagnera parce que, à ces jeux, je suis plus fort et plus habile que lui. Nous nous sommes souvent affrontés quand nous étions enfants...