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ARTURO PÉREZ-REVERTE

UN JOUR

DE

COLÈRE

Traduit de l’espagnol

par François Maspero

ÉDITIONS DU SEUIL

Titre original : Un dia de cólera

Ce récit n’est ni une fiction ni un livre d’Histoire. Il n’a pas non plus de personnage principal, car les hommes et les femmes qui participèrent aux événements du 2 mai 1808 à Madrid ont été innombrables. Héros et couards, victimes et bourreaux, l’Histoire a retenu le nom de beaucoup d’entre eux : le décompte des morts et des blessés, les rapports militaires, les Mémoires écrits par des acteurs de premier ou de second plan de la tragédie, fournissent des éléments précis à l’historien et limitent l’imagination du romancier. Tous les individus qui apparaissent ici sont authentiques, de même que les scènes décrites et une bonne part des paroles prononcées. L’auteur se borne à réunir dans une histoire collective un demi-millier d’histoires particulières consignées dans les archives et les livres. La part de l’imaginaire se réduit donc à l’humble tâche de cimenter entre elles les pièces du dossier. Avec cette liberté minimale qui justifie le mot « roman », ces pages prétendent redonner vie à ceux qui, deux cents ans durant, n’ont été que des personnages anonymes sur les gravures et les tableaux de l’époque, ou des victimes brièvement citées dans les documents officiels.

Ils dédaignèrent l’intérêt, pour ne s’occuper que de l’injure ; ils s’indignèrent à l’idée de l’offense, se révoltèrent à la vue de la force, tous coururent aux armes. Les Espagnols en masse se conduisirent comme un homme d’honneur.

Napoléon Bonaparte, cité par Las Cases,

Mémorial de Sainte-Hélène

J’ai pour ennemi une nation de douze millions d’âmes enragées jusqu’à l’indicible. Tout ce qui s’est fait ici le 2 mai est odieux. Non, Sire. Vous êtes dans l’erreur. Votre gloire se perdra en Espagne.

Lettre de Joseph Bonaparte

à son frère l’Empereur

Ceux qui relevèrent le défi n’appartenaient pas à l’élite. Celle-ci accepta totalement la plaie napoléonienne et, au nom des idées nouvelles, elle se laissa tondre et imposer l’uniforme impérial. Ceux qui sauvèrent l’Espagne furent les ignorants, ceux qui ne savaient ni lire ni écrire… L’honneur de l’Espagne a été uniquement représenté sur la scène politique européenne par ce peuple inculte qu’un artiste aussi inculte et génial que lui, Goya, a symbolisé dans cet homme qui, les bras écartés, la poitrine dénudée, les yeux étincelants, hurle devant les balles qui le menacent.

Ángel Ganivet, Granada la bella

À Étienne de Montety, gabacho

1

Sept heures du matin et huit degrés sur l’échelle de Réaumur aux thermomètres de Madrid. Cela fait deux heures que le soleil est monté de l’horizon et, de l’autre bout de la ville, découpant les tours et les clochers, il éclaire la façade de pierre blanche du Palais royal. Il a plu pendant la nuit et des flaques stagnent encore sur la place, sous les roues et les sabots des chevaux de trois berlines vides qui viennent de s’arrêter devant la porte du Prince. Le comte Selvático, gentilhomme florentin de la suite de la reine d’Étrurie – veuve, fille de l’ancien roi Charles IV et de la reine María Luisa –, sort un moment, grand-croix de Charles III sur son habit de cour, observe les voitures et rentre. Quelques Madrilènes oisifs, pour la plupart des femmes, regardent avec curiosité. Ils ne sont pas plus d’une douzaine et tous restent silencieux. Une des sentinelles qui gardent la porte s’appuie nonchalamment sur son fusil, baïonnette au canon, à côté de sa guérite. En réalité, cette baïonnette est sa seule arme : par ordre supérieur, sa cartouchière est vide. En entendant les cloches de l’église voisine de Santa María, le soldat lance un coup d’œil à son camarade et bâille : une heure encore, avant la relève.

Dans presque toute la ville le calme règne. Les commerces matinaux ouvrent, et les marchands installent leurs étals sur les places. Mais cette apparence de vie normale diminue aux approches de la Puerta del Sol : du côté de San Felipe et de la rue Postas, de la rue Montera, de l’église du Buen Suceso et des éventaires des librairies de la rue Carretas encore fermées, se forment des petits groupes de citadins qui convergent vers la porte de l’hôtel des Postes. Et à mesure que la ville s’éveille et s’anime, de plus en plus de personnes apparaissent aux fenêtres et aux balcons. Le bruit court que Murat, grand-duc de Berg et représentant de Napoléon en Espagne, veut conduire aujourd’hui la reine d’Étrurie et l’infant don Francisco de Paula en France, pour les réunir aux anciens rois et à leur fils Ferdinand II qui sont déjà à Bayonne. Ce qui inquiète le plus, c’est l’absence de nouvelles du jeune roi. Deux courriers que l’on attendait de là-bas ne sont toujours pas arrivés, et les gens murmurent. La rumeur dit qu’ils ont été interceptés. On dit aussi que l’Empereur veut garder tout ce monde ensemble pour le manœuvrer plus commodément et que le jeune Ferdinand VII, qui s’y oppose, a envoyé des instructions secrètes à la Junte de Gouvernement que préside son oncle, l’infant don Antonio. On rapporte qu’il a déclaré : « Ils ne m’ôteront la couronne qu’avec la vie. »

Tandis que les trois berlines vides stationnent devant le Palais, de l’autre côté de la Calle Mayor, à la Puerta del Sol, l’enseigne de frégate Manuel María Esquivel, accoudé à la balustrade de fer du balcon de l’hôtel des Postes, observe les attroupements qui se forment. Ils sont pour la plupart composés d’habitants des maisons voisines, domestiques envoyés aux nouvelles, vendeurs, artisans et employés, auxquels viennent se joindre les petites gens du Barquillo, de Lavapiés et des quartiers populaires du sud. L’œil exercé d’Esquivel a également repéré des groupes isolés de trois ou quatre individus qui n’ont pas l’allure de Madrilènes et se maintiennent silencieusement à distance. Ils affectent de ne pas se connaître entre eux, mais tous ont en commun leur jeunesse et leur vigueur. Ils font sûrement partie des hommes qui sont arrivés la veille, dimanche, d’Aranjuez et des localités voisines, et qui, pour une raison ou une autre – mais dont aucune ne peut être bonne, pense l’enseigne de frégate –, n’ont pas encore quitté la ville. Il y a aussi des femmes, car elles ont l’habitude de se lever tôt : beaucoup portent un panier, elles bavardent en répétant les rumeurs et les plaisanteries qui circulent depuis quelques jours, amplifiées encore par les incidents de la veille, quand Murat s’est fait conspuer en se rendant à une revue militaire au Prado. Son escorte malmenait la foule pour s’ouvrir un passage, et il lui a fallu au retour faire appel à la cavalerie et à quatre canons, tandis que le peuple chantait :

Par pragmatique sanction

Ordre est donné de publier

Que le pot de chambre désormais

S’appellera Napoléon.

Esquivel, qui commande le peloton de grenadiers de la Marine venu prendre position à l’hôtel des Postes la veille à midi, est un officier prudent. De plus, les traditions de discipline de la Flotte compensent sa jeunesse. Les ordres sont d’éviter les problèmes. Les Français sont sur le pied de guerre, et l’on craint qu’ils n’attendent qu’un prétexte sérieux pour frapper un grand coup qui ramènera la ville à la raison. C’est ce qu’a dit la nuit précédente, vers les onze heures, le lieutenant général don José de Sexti : un Italien au service de l’Espagne, personnage peu sympathique, qui préside pour la partie espagnole la commission mixte chargée de régler les incidents – de plus en plus fréquents – entre Madrilènes et soldats français.