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Velarde, malgré la mauvaise humeur qui le tient depuis des jours, ne peut s’empêcher de sourire.

— Et pourquoi n’allez-vous pas le leur dire ?

Le cordonnier l’étudie de bas en haut avec méfiance, en s’arrêtant sur les galons de capitaine et les insignes de l’artillerie sur le col de la veste d’état-major. De quel côté peut-il bien être, ce militaire de malheur ? semble-t-il se demander.

— Peut-être bien que je le ferai, murmure-t-il.

Velarde acquiesce distraitement et n’en dit pas plus. Il demeure encore quelques instants auprès du cordonnier en contemplant les soldats. Puis, sans un mot, il reprend sa route en remontant la rue.

— Bande de lâches, entend-il derrière son dos, et il devine que ça ne s’adresse pas aux Français.

Alors il fait volte-face. Le cordonnier est toujours au coin, les poings sur les hanches, et le regarde.

— Qu’est-ce que vous avez dit ?

L’autre détourne le regard et va se réfugier sous le porche, sans répondre, effrayé d’avoir parlé ainsi. Le capitaine ouvre la bouche pour l’insulter. Il a porté machinalement la main à la poignée de son sabre et lutte contre la tentation de punir l’insolence. Mais finalement le bon sens reprend le dessus, il serre les dents et reste immobile, sans rien dire, pris dans un labyrinthe de fureur, jusqu’à ce que le cordonnier baisse la tête et rentre dans son échoppe. Velarde lui tourne le dos et s’éloigne, défait, à longues enjambées.

Coiffé d’un chapeau à l’anglaise, vêtu d’une redingote à larges revers sur un gilet qui lui serre étroitement la taille, José Mor de Fuentes, homme de lettres distingué, ingénieur et ancien militaire, se promène dans la Calle Mayor, parapluie sous le bras. Il séjourne à Madrid avec des lettres de recommandation du duc de Frías pour obtenir la direction du canal d’Aragón, dans son pays. Comme beaucoup de badauds, il vient de passer à l’hôtel des Postes en quête de nouvelles de la famille royale reléguée à Bayonne ; mais personne ne sait rien. Et donc, après avoir pris un rafraîchissement dans un café du cours San Jerónimo, il décide d’aller voir du côté de l’esplanade du Palais. Les gens qu’il croise semblent agités, ils se dirigent par groupes vers la Puerta del Sol. Un orfèvre qui est en train d’ouvrir sa boutique lui demande s’il est vrai que l’on prévoit des troubles.

— Ça ne sera pas grand-chose, répond Mor de Fuentes très tranquille. Vous savez : le peuple aboie et ne mord guère.

Les orfèvres de la porte de Guadalajara ne semblent pas partager cet optimisme : beaucoup restent fermés et d’autres se tiennent sur le pas de leur porte en surveillant les allées et venues. Du côté de la Plaza Mayor et de San Miguel, des marchandes des quatre saisons et des femmes, panier au bras, bavardent avec excitation, tandis que des quartiers de Lavapiés et de La Paloma monte par vagues une populace vociférante qui réclame du foie de gabachos pour son petit déjeuner. Cela ne trouble pas Mor de Fuentes – il a parfois lui-même ses moments de fanfaronnade –, cela l’amuse plutôt. Dans un bref mémoire où il évoque sa vie, qu’il publiera des années plus tard, il mentionne, en évoquant la journée qui commence, un plan de défense de l’Espagne qu’il aurait proposé à la Junte, des conversations patriotiques avec le capitaine d’artillerie Pedro Velarde, et même une ou deux tentatives de prendre les armes contre les Français, dont, ce jour-là – et ce ne sont pas pourtant les occasions qui manqueront à Madrid –, il se tiendra néanmoins le plus éloigné possible.

— Où allez-vous donc de ce pas, Mor de Fuentes, au milieu de tout ce désordre ?

L’Aragonais soulève son chapeau. Au coin des Conseils, il vient de se trouver nez à nez avec la comtesse de Giraldeli, une dame du Palais qu’il connaît.

— Je vois bien le désordre. Mais je doute que ça aille plus loin.

— Ah oui ? Eh bien, sachez qu’au Palais les Français veulent enlever l’infant don Francisco.

— Que me dites-vous là ?

— La vérité, Mor.

Mme de Giraldeli passe son chemin, l’air affligé, en proie à l’inquiétude, et l’ingénieur hâte le pas pour gagner le porche du Palais. Une de ses connaissances, le capitaine des Gardes espagnoles, Manuel Jáuregui, y est de service aujourd’hui, et il souhaite en obtenir des informations. La journée qui vient, pense-t-il, s’annonce intéressante. Et peut-être vengeresse. Les cris proférés contre la France, les afrancesados et les amis de Godoy suscitent chez Mor de Fuentes un plaisir secret et très particulier. Son ambition artistique – il vient de publier la troisième édition de sa médiocre Serafina – et les cercles d’amitiés littéraires dans lesquels il se meut, avec Cienfuegos et les autres, le portent à détester de toute son âme Leandro Fernández de Moratín, protégé de l’ancien ministre Godoy, dit le Prince de la Paix. Mor de Fuentes n’est pas peu mortifié de voir le public des théâtres louer servilement, à la manière d’un troupeau de moutons ou de gorets, les répliques, les bons mots ou supposés tels, la niaiserie, la tartufferie et les goûts de celui que l’on qualifie de Génie des Génies, et autres incongruités, s’ajoutant à ce que tous les autres – Mor de Fuentes compris – considèrent comme de la médiocrité étrangère au talent, à la prose et au vers castillans. Voilà pourquoi l’Aragonais se réjouit des cris qui, mêlés à ceux qui s’élèvent contre les Français, s’en prennent à Godoy et à sa cour, Moratín inclus. À la faveur de ce tumulte, il ne lui déplairait pas que le nouveau Molière, l’enfant chéri des muses, reçoive aujourd’hui une bonne correction.

Lorsque Blas Molina Soriano, serrurier de son métier, arrive sur l’esplanade du Palais, il ne reste qu’une berline sur les trois qui attendaient devant la porte du Prince. Les autres s’éloignent dans la rue Tesoro. À côté de celle qui demeure immobile et vide, il n’y a presque personne, à part le cocher et le postillon : trois femmes, portant un fichu sur les épaules et un cabas pour les commissions, et cinq voisins. Sur la grande place, quelques curieux observent la scène de loin. Pour savoir qui sont les voyageurs des berlines, Molina serre les plis de sa cape de serge grossière et court derrière celles-ci, mais il ne parvient pas à les rejoindre.

— Qui était dans ces voitures ? demande-t-il, une fois revenu.

— La reine d’Étrurie, répond une des femmes, grande et avenante.

Encore essoufflé, le serrurier en reste bouche bée.

— Vous en êtes sûre ?

— Oh, que oui ! Je l’ai vue sortir avec ses enfants, accompagnée d’un ministre, ou d’un général… Quelqu’un qui portait un chapeau avec beaucoup de plumes et lui donnait le bras. Elle est montée aussitôt et a filé en un clin d’œil… Pas vrai, madame ?

Une autre femme confirme :

— Elle se cachait derrière une mantille. Mais je veux bien être damnée si ce n’était pas María Luisa.

— Est-ce que quelqu’un d’autre est sorti ?

— Pas que je sache. On dit que l’infant don Francisco de Paula, le petit garçon, part aussi. Mais nous n’avons vu que la sœur.

Sombre, plein de funestes pressentiments, Molina interpelle le cocher :

— C’est pour qui, cette voiture ?

L’autre, assis sur son siège, hausse les épaules sans répondre. Soupçonneux, Molina inspecte les alentours. Sauf les sentinelles – ce sont aujourd’hui des Gardes espagnoles à la porte du Prince et des Gardes wallonnes à celle du Trésor –, il ne voit aucun piquet. C’est inimaginable, se dit-il, que l’on puisse organiser un déplacement de cette importance sans prendre de précautions. À moins, peut-être, que ce ne soit dans l’idée de ne pas attirer l’attention.

— Est-ce qu’il est venu des gabachos ? demande-t-il à l’un des curieux.