Выбрать главу

— Si eux pas partir, je donne l’ordre de tirer… Pan, pan !… Compris ?

Arango comprend trop bien. Voilà qui déborde les instructions reçues de son colonel. Désolé, il regarde autour de lui et observe les expressions préoccupées sur les visages de la maigre troupe d’Espagnols qu’il a sous ses ordres : seize hommes, soldats, sergents et caporaux. Ils ne sont pas armés, et même les fusils entreposés dans la salle d’armes n’ont ni munitions, ni pierres, ni platines. Ils sont tous sans défense, face à ces Français irascibles et armés jusqu’aux dents.

— Je vais voir ce que je peux faire, dit-il au capitaine de l’armée impériale.

— Je vous donne quinze minutes. Pas une de plus.

Quittant le Français, Arango prend ses hommes à part. Ils sont alarmés, et il tente de les tranquilliser. Par chance, le caporal Eusebio Alonso se trouve parmi eux, il le connaît, c’est un vétéran posé, discipliné, à qui il peut faire confiance. Il l’envoie donc à la porte avec pour instructions de calmer les gens et d’essayer que les sentinelles françaises ne fassent pas une folie. Sinon, il ne pourra plus répondre des civils qui sont dehors ni de ses hommes.

Devant le Palais, les choses se sont compliquées. Un gentilhomme de la Cour que, d’en bas, personne ne peut identifier vient d’apparaître au balcon pour joindre ses cris à ceux du serrurier Molina. « On enlève l’infant ! » a-t-il vociféré, confirmant les craintes des gens qui s’attroupent autour de la berline vide et sont désormais soixante ou soixante-dix. Il n’en faut pas plus à Molina pour franchir le pas. Hors de lui, suivi par les plus exaltés et par la grande femme avenante qui agite un foulard blanc pour que les sentinelles ne tirent pas, le serrurier se précipite vers la porte la plus proche, celle du Prince, où les soldats des Gardes espagnoles, perplexes, ne leur barrent pas le passage. Surpris par le succès de son initiative, Molina exhorte ceux qui l’accompagnent à poursuivre plus avant, lance quelques vivats pour la famille royale, répète « Trahison, trahison ! » d’une voix tonitruante, et, encouragé par les cris de ceux qui lui font chorus, s’élance dans le premier escalier qu’il trouve sans rencontrer d’autre opposition que celle d’un militaire, Pedro de Toisos, exempt des Gardes du Corps, qui vient à sa rencontre.

— Au nom du Ciel !… Calmez-vous, nous sommes déjà sous bonne garde !

— La garde, c’est nous qui nous en occupons !… hurle Molina en l’écartant. À mort les Français !

Tout d’un coup, alors que le serrurier et les inconditionnels qui le suivent continuent de monter, apparaît sur le palier un enfant de quatorze ans en habit de cour et accompagné d’un gentilhomme et de quatre Gardes du Corps. La grande femme, qui se tient derrière Molina, s’écrie : « C’est l’infant don Francisco ! », et le serrurier s’arrête net, décontenancé, en se voyant devant le garçon. Puis, retrouvant son audace habituelle, il s’agenouille sur les marches de l’escalier et lance un « Vive l’infant ! Vive la famille royale ! » que ses compagnons reprennent en chœur. L’enfant, qui avait pâli au spectacle de ce tumulte, recouvre ses couleurs et sourit un peu, ce qui renforce l’enthousiasme de Molina et des siens.

— Montons ! Montons ! crient-ils. Allons voir l’infant don Antonio !… Personne ne sortira d’ici !

Aussitôt, alternant les vivats et les « À mort ! », la troupe de Molina se précipite pour baiser les mains de l’enfant et le porte quasiment en triomphe, avec son escorte, jusqu’au seuil du cabinet de son oncle don Antonio. Une fois là, répondant à quelques mots que le gentilhomme qui l’accompagne lui glisse à l’oreille, le garçon, avec un calme admirable pour son âge, remercie Molina et les autres pour leur dévouement, leur garantit qu’il ne part pas pour Bayonne, les prie de redescendre sur la place et leur promet que, d’ici peu, il se montrera au balcon pour les rassurer tous. Le serrurier hésite un instant, mais il comprend que ce serait risqué d’aller plus avant, d’autant que dans l’escalier résonnent les pas d’un piquet des Gardes espagnoles qui montent en hâte pour dégager l’infant. Et donc, satisfait et décidé à ne pas défier davantage le sort, il persuade ceux qui le suivent que c’est la chose la plus raisonnable à faire, prend congé de l’infant avec force vivats et révérences, descend l’escalier quatre à quatre et retourne sur la place, triomphant et heureux comme s’il portait l’écharpe de capitaine général, juste au moment où le jeune don Francisco de Paula, en gentilhomme accompli, sort sur le balcon situé à l’angle de la place en saluant de la tête en signe de gratitude et en adressant, de la main, beaucoup de baisers au peuple rassemblé là, qui dépasse maintenant les trois cents personnes, parmi lesquelles quelques soldats isolés du régiment des Volontaires d’Aragón, tandis que d’autres arrivent des maisons voisines ou se mettent à leurs balcons.

À cet instant, tout se complique. À quelques pas du serrurier Molina, José Lueco, habitant de Madrid et fabricant de chocolat, se trouve près de la voiture qui attend toujours à la porte du Prince avec pour seuls occupants le cocher et le postillon. Dans le tumulte, et tandis que l’infant se montre au balcon, Lueco, aidé par Juan Velázquez, Silvestre Álvarez et Toribio Rodríguez – le premier muletier et les deux autres garçons d’écurie du comte d’Altamira et de l’ambassadeur du Portugal –, vient de couper avec son couteau les traits de l’attelage.

— Comme ça, clame Lueco, ils ne l’enlèveront pas !

— Plutôt la mort… ajoute Velázquez.

— … que l’esclavage ! complète Rodríguez.

Les gens les applaudissent comme des héros. Il en est même qui tentent de couper les jarrets des mules. Au même instant, alors que les couteaux ne sont pas encore refermés, apparaissent dans la foule deux uniformes français, l’un de l’infanterie légère et l’autre, blanc et rouge avec beaucoup de cordons et de galons, porté par le chef d’escadron Armand La Grange, aide de camp du duc de Berg ; lequel, en voyant l’attroupement du haut de la terrasse de sa résidence voisine du palais Grimaldi, l’a envoyé avec son interprète voir ce qui se passait. Or La Grange, soldat aguerri malgré sa jeunesse et aristocrate jusqu’au bout des ongles, déteste viscéralement la populace : il se fraye sans ménagements un chemin en direction de la porte du Prince, avec autant de témérité que de mépris. Se conduisant, en somme, avec la grossière arrogance d’un homme qui se croit chez lui. Jusqu’à ce que, pour son malheur, il se heurte à José Lueco et ses camarades.

— Va foutre ta salope de mère, gabacho ! lui lance celui-ci.

L’aide de camp de Murat ne sait pas un mot d’espagnol, mais l’interprète lui traduit. D’ailleurs les navajas ouvertes et les visages de ceux qui le bousculent sont suffisamment éloquents. Il recule donc d’un pas et met la main au sabre de cavalerie qu’il porte au côté. Le soldat l’imite, les gens font cercle en flairant la bagarre, et là-dessus apparaît le serrurier Molina qui, à la vue des uniformes, se remet à crier :

— Tuez-les ! Tuez-les !… Ne laissons passer aucun Français !

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, tous se précipitent sur La Grange et l’interprète, les malmènent, lacèrent leurs habits, et seule l’intervention de l’exempt des Gardes du Corps Pedro de Toisos empêche qu’ils ne soient taillés en pièces sur-le-champ. Faisant preuve d’une grande présence d’esprit, Toisos arrive en courant et parvient à extraire l’aide de camp de Murat et le soldat de la foule en leur faisant rengainer leurs sabres, tout en ordonnant à Lueco et aux autres de ranger leurs couteaux.