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— Ça va pleuvoir dru, dit quelqu’un près de Molina.

Aucun avertissement ni sommation préalable. À peine les canons prêts à tirer et les grenadiers disposés sur deux rangs, le premier agenouillé et le second debout, fusils pointés, un officier lève son sabre et commande immédiatement le feu : une première décharge en l’air, au-dessus des têtes des gens qui tournoient, affolés, et une deuxième directe, pour tuer, avec la mitraille des canons dont retentit le double coup de tonnerre, crachant fumée et éclairs, et balayant en un instant l’esplanade de leurs balles et de leurs éclats. Cette fois, pas de cris patriotiques ni d’insultes contre les Français, rien d’autre que le hurlement de panique qui jaillit de centaines de gorges, tandis que la foule, surprise par la sauvagerie de l’attaque, se disperse en courant dans toutes les directions, piétinant les blessés qui se tordent dans des flaques de sang, les femmes qui trébuchent, ceux qui, atteints par les décharges de mousqueterie que les Français répètent maintenant à une cadence implacable, tombent de tous côtés tandis que les balles et la mitraille vrombissent, frappent, brisent, mutilent et tuent.

L’efficacité du feu français contre des gens désarmés et épouvantés est mortelle. Impossible de connaître le nombre exact de victimes devant le Palais royal. L’Histoire retiendra, parmi d’autres, les noms d’Antonio García, Blasa Grimaldo Iglesias, Esteban Milán, Rosa Ramírez et Tomás Castillón. Il y a aussi des morts dans le personnel du Palais : le médecin de Sa Majesté Manuel Pereira, le cireur du roi Cosme Miel, le valet de chambre Francisco Merlo, le cocher royal José Méndez Álvarez, le laquais des Écuries royales Luis Román et le lanternier du Palais Matías Rodríguez. Parmi ceux qui pourront en faire le récit, le plus vieux portier de l’édifice, José Rodrigo de Porras, reçoit une blessure de mitraille au visage et une autre, d’une balle qui a ricoché, au crâne ; Joaquín María de Mártola, maréchal des logis honoraire du roi, qui se trouve dans la voiture dont José Lueco et ses camarades ont coupé les traits de l’attelage, est touché par un impact qui lui brise le bras ; et le majordome de semaine Rodrigo López de Ayala, qui se tenait à une fenêtre du Palais, reçoit en pleine figure les éclats de ses verres de lunette, cassés par une balle qui l’atteint à la poitrine et dont il mourra deux mois plus tard.

Tandis que crépite la fusillade et que la place se remplit de fumée et de sang, Blas Molina court, terrifié, tête baissée. Au milieu du tumulte, alors qu’il cherche sa cape qu’il a perdue, il voit tomber, blessé, un autre serrurier qu’il connaît, l’Asturien Manuel Armayor. Il croit également identifier une femme qui gît à terre, la tête ouverte : la grande femme avenante qui est entrée derrière lui dans le Palais en agitant un foulard blanc. Molina s’arrête un instant pour tenter de secourir son collègue, mais le feu français est intense, et il finit par renoncer et court comme tout le monde pour essayer de se mettre à l’abri. Quant à Manuel Armayor, atteint par les premières décharges, il parvient finalement à se relever et, en vacillant, il va s’évanouir dans les bras d’un groupe de fuyards. Ceux-ci le traînent jusqu’à sa maison de la rue Segovia, se vidant de son sang, car, au cours du trajet, il a reçu trois blessures de plus.

— Ça, ce sont des coups de feu, dit le caporal José Montaño.

Dans le parc d’artillerie de Monteleón, le lieutenant Rafael de Arango demeure, comme ses hommes, immobile et aux aguets. Les artilleurs se dévisagent. Les Français ont entendu, eux aussi, car le capitaine discute avec ses sous-officiers et se tourne vers lui, comme pour demander des explications.

— On dirait que ça va chauffer, dit quelqu’un.

— Ou ça chauffe déjà, dit un autre.

— Silence ! ordonne Arango.

Il éprouve une immense envie de s’asseoir dans un coin, de fermer les yeux et de ne plus s’occuper de rien. Mais cela lui est interdit. Après avoir un peu réfléchi, il charge le caporal Montaño et trois autres artilleurs de se glisser discrètement dans la salle d’armes et de mettre des pierres aux fusils.

— Mieux vaut prendre nos précautions, ajoute-t-il d’un air faussement détaché. On ne sait jamais.

— Et les cartouches, mon lieutenant ?

Arango hésite un peu. Les ordres stipulent que la troupe doit être sans munitions. Mais il ignore ce qui se passe. L’expression désorientée de ses hommes qui le regardent avec une confiance respectueuse, bien que certains aient l’âge d’être son père – son épaulette ressemble à un mensonge –, finit par le décider. Il en est responsable, conclut-il, et il ne peut les laisser sans défense au milieu des Français. Plus maintenant.

— Cachées sous le râtelier de la salle d’armes, vous trouverez huit caisses. Ouvrez-les sans attirer l’attention, et que chaque homme en prenne une poignée et la glisse dans ses poches… Mais je ne veux pas de fusil chargé. Compris ?

Tandis que Montaño et ses hommes vont exécuter son ordre, Arango prend plusieurs dispositions complémentaires, comme de poster deux autres artilleurs à la porte afin de renforcer le caporal Alonso, car, dehors, les gens, qui entendent sûrement les détonations, redoublent de cris et réclament des armes. Il charge aussi le sergent Rosendo de la Lastra de ne pas quitter les Français des yeux et de l’informer de leurs moindres mouvements, même si c’est pour aller aux latrines. Dernière disposition, il expédie le soldat José Portales à l’état-major de l’Artillerie, rue San Bernardo, avec un message oral pour le colonel Navarro Falcón, lui demandant d’envoyer d’urgence un officier de rang plus élevé pour prendre la situation en main. Après quoi, il respire profondément, remplit ses poumons d’air jusqu’à se les faire éclater et part à la recherche du capitaine français pour le convaincre que tout est en ordre.

— Des armes ! Des armes !… Nous voulons des armes !

Ivres de rage, les gens parcourent en hurlant les rues voisines de la place du Palais, montrant leurs mains nues et leurs vêtements tachés de sang, déposant les blessés sous les porches des maisons. Aux balcons, les femmes crient et pleurent. Certains habitants courent se cacher, d’autres sortent, surexcités, et réclament vengeance et mort, tandis qu’un vent de folie collective enflamme les rues. « À mort les gabachos ! », telle est la clameur générale. Et en réponse à ceux qui objectent l’absence d’armes, la consigne circule : « Nous avons des gourdins et des couteaux. » Sur la place de la Cruz Verde, un sergent de la cavalerie polonaise qui loge là est assailli par une meute de gamins au moment où il sort pour se rendre à son poste : il est tué à coups de pierres et de navajas, et pendu par les pieds, nu, à une lanterne du coin de la rue du Rollo. Et à mesure que se répand la nouvelle du massacre de la place du Palais, de quartier en quartier, commence la chasse au Français.

— On cherche les gabachos dans tout Madrid. Aux armes !… Aux armes !

La multitude court de tous côtés, exaltée, en quête de vengeance. Le centre de la ville est une fournaise de haine. Du balcon de l’hôtel des Postes, l’enseigne de frégate Esquivel voit la foule de la Puerta del Sol lapider un dragon qui passe au galop, la tête collée à la crinière de son cheval, en direction du cours San Jerónimo. Partout retentissent les appels aux armes et à la traque des Français, et la populace commence à se jeter sur ceux-ci quand elle les rencontre isolés, surpris à la porte de leurs logements ou en route pour leurs casernes. Beaucoup d’officiers et de sous-officiers perdent ainsi la vie, poignardés dès qu’ils sortent dans la rue. Dans les premiers moments, outre le sergent de la cavalerie polonaise, deux militaires de l’armée impériale sont assassinés face au théâtre de Los Caños del Peral, trois meurent égorgés sur la place Conde de Barajas, et deux périssent sous des coups de ciseaux de tailleur près de la taverne de la voûte de Botoneras. Un autre Polonais, parmi ceux qui montent la garde sur la petite place de l’Ángel, devant le palais Ariza, reçoit une décharge d’escopette dans le dos. Nombre d’individus, familiers de la rapine et de la navaja, sont venus là pour pêcher en eau trouble et dépouillent les cadavres français de leurs bourses, bagues, habits, et de tout ce qui présente de la valeur.