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Il y a aussi des manifestations d’humanité de la part de militaires. Près de la porte de Fuencarral, les capitaines Labloisière et Legriel, qui portent des ordres du général Moncey à la caserne du Conde-Duque, sont tirés des griffes d’un groupe d’habitants qui veulent les mettre en pièces par l’intervention de deux officiers des Volontaires de l’État qui les font entrer dans leur caserne. Et à la Puerta del Sol l’enseigne de frégate Esquivel, qui a mis ses grenadiers de la Marine sous les armes, bien que toujours sans cartouches, voit huit ou dix soldats de l’armée impériale qui, au coin de la rue du Correo, veulent traverser la foule qui les insulte. Avant que le pire ne se produise, il descend en vitesse avec quelques hommes, parvient à désarmer les Français et les enferme dans les cellules de l’hôtel des Postes.

Le commandant Vantil de Carrère, attaché au corps d’observation du général Dupont, est l’un des deux mille quatre-vingt-dix-huit malades français – pour la plupart souffrant de maladies vénériennes ou de la gale qui ravage l’armée impériale – internés à l’Hôpital général, situé au carrefour de la rue Atocha et de la promenade du Prado. En entendant les cris et les coups de feu, Carrère se lève de son lit du pavillon des officiers, s’habille comme il peut et court voir ce qui se passe. À la porte, dont la grille vient d’être fermée devant une multitude de Madrilènes en furie qui lancent des pierres et veulent entrer pour massacrer les Français, un capitaine des Gardes espagnoles et quelques soldats tentent de contenir la populace au péril de leur vie. Le commandant demande au gradé de tenir encore quelques instants et organise en grande hâte la défense, mobilisant trente-six officiers hospitalisés et tous les soldats qui peuvent tenir debout. Après avoir barricadé la porte avec des lits métalliques et ouvert le dépôt d’armes installé dans une salle de l’hôpital, Carrère rassemble un bataillon de neuf cents hommes portant pour tout vêtement leurs chemises de malades souillées et noires, qu’il répartit dans le bâtiment pour défendre les entrées de la rue Atocha et du Prado. Cela fait, le capitaine des Gardes espagnoles n’en doit pas moins se démener pour mater une tentative des cuisiniers de l’hôpital qui veulent s’emparer d’armes et tuer les malades. Dans le tumulte des couloirs où éclatent quelques coups de feu, un marmiton espagnol solidement bâti, deux cuisiniers et deux malades sont enfermés dans les cuisines, mais aucun Français n’est blessé. La situation est rétablie par une compagnie de l’infanterie impériale qui arrive au pas de course, disperse les gens dans la rue et forme un cordon autour du bâtiment. Lorsque le commandant Carrère cherche le capitaine espagnol pour le remercier et connaître son nom, celui-ci est déjà parti avec ses hommes pour rejoindre sa caserne.

D’autres n’ont pas la chance des malades de l’Hôpital général. Une ordonnance française de dix-neuf ans qui porte un message au détachement de la Plaza Mayor est assassinée par les habitants de la rue Cofreros ; et un peloton qui, ne prenant pas garde au tumulte, passe par la ruelle de la Zarza en transportant du bois, est attaqué à coups de pierres et de bâtons jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des blessés et des morts et que leurs agresseurs puissent s’emparer de leurs armes. À peu près à la même heure, le prêtre don Ignacio Pérez Hernández, qui est resté à la Puerta del Sol avec son groupe de paroissiens, voit déboucher de la rue d’Alcalá, devant l’église et l’hôpital du Buen Suceso, deux mamelouks de la Garde qui galopent à bride abattue, porteurs de plis – on en saura bientôt le contenu, puisqu’ils tomberont dans les mains mêmes du prêtre – du général Grouchy pour le duc de Berg.

— Des Maures !… Ce sont des Maures ! crient les gens en voyant leurs turbans, leurs féroces moustaches et leurs vêtements bigarrés. Ne les laissez pas s’échapper !

Les deux cavaliers égyptiens jettent les plis pour sauver leur vie et tentent de s’ouvrir un passage dans la foule qui agrippe les rênes de leurs chevaux. À la hauteur de la rue Montera, ils éperonnent leurs montures et se lancent au milieu des gens, en tirant à droite et à gauche avec leurs pistolets d’arçon. Ivre de rage, la multitude court derrière eux, en rattrape un sur le carreau de San Luis et l’abat d’une balle, et l’autre dans la rue de la Luna, où elle le traîne par terre et s’acharne sur lui jusqu’à ce que mort s’ensuive.

À l’hôtel des Postes, l’enseigne de frégate Esquivel, qui a tout suivi du haut de son balcon, envoie un message urgent au Gouvernement militaire, pour faire savoir au gouverneur don Fernando de la Vera y Pantoja que la situation ne cesse d’empirer, que la Puerta del Sol est pleine de gens surexcités, qu’il y a des morts et qu’il ne peut rien faire, car ses hommes sont toujours sans munitions et sans ordres de leurs supérieurs. La réponse du gouverneur arrive rapidement : qu’il se débrouille comme il peut et, s’il n’a pas de cartouches, qu’il en demande à sa caserne. Sans grand espoir, Esquivel envoie un autre messager pour en obtenir, mais les cartouches n’arriveront jamais. Découragé, il finit par dire à ses hommes de barricader l’entrée ; et, dans le cas où la foule arriverait à la forcer et à pénétrer dans le bâtiment, d’ouvrir les cellules où sont enfermés les prisonniers français et de leur permettre de s’échapper par la porte de derrière. Puis il retourne au balcon et constate que beaucoup de ceux qui remplissaient la place et l’avaient quittée par les rues Mayor et Arenal pour se diriger vers l’esplanade du Palais reviennent en courant, dans un grand désordre. Ils crient que les gabachos mitraillent sans pitié tous les gens qui s’en approchent.

Préoccupé par les détonations qu’il entend retentir vers le quartier du Palais, le capitaine Marcellin Marbot achève hâtivement de s’habiller, prend son sabre, se précipite dans l’escalier et demande au majordome espagnol de la maison où il loge – un petit hôtel particulier de la place Santo Domingo – de faire seller le cheval qui est à l’écurie et de le faire sortir dans la cour intérieure. Il s’apprête à le monter et à partir au galop rejoindre son poste auprès du duc de Berg, au palais Grimaldi voisin, quand apparaît don Antonio Hernández, conseiller au tribunal des Indes et maître des lieux. L’Espagnol est vêtu à l’ancienne, gilet ajusté et ample veste, mais ses cheveux gris ne sont pas poudrés. En voyant le trouble du jeune officier qui veut se précipiter dans la rue sans prendre la moindre précaution, il le retient par le bras avec une amicale sollicitude.

— Si vous sortez, ils vont vous tuer… Les vôtres ont tiré sur la foule. Les factieux sont dans la rue et attaquent tous les Français qu’ils trouvent.