Ému, Marbot pense aux soldats malades et sans défense, aux officiers logés chez l’habitant dans tout Madrid.
— Ils attaquent des hommes désarmés ?
— Je crains que oui.
— Les lâches !
— Ne dites pas cela. Chacun a ses raisons, ou croit les avoir, pour faire ce qu’il fait.
Marbot n’est pas d’humeur à peser les raisons des uns et des autres. Et il ne se laisse pas convaincre de rester. Sa place est près de Murat et son honneur d’officier en jeu. Il le dit d’un air résolu à don Antonio. Il ne peut demeurer caché comme un rat et va donc tenter de s’ouvrir un passage à coups de sabre. Le conseiller hoche la tête et l’invite à le suivre jusqu’à la grille, d’où l’on voit la rue.
— Voyez. Ils sont au moins trente excités avec des escopettes, des gourdins et des couteaux… Vous n’avez aucune issue.
Le capitaine, désespéré, se tord les mains. Il sait que don Antonio a raison. Pourtant, sa jeunesse et son courage le poussent à sortir. Le regard égaré, il dit adieu à son hôte en le remerciant de son hospitalité et de ses bons soins. Après quoi, il réclame de nouveau son cheval et empoigne son sabre.
— Laissez là votre cheval, rengainez-moi ça et venez avec moi, dit don Antonio après un instant de réflexion. Vous avez plus de chances à pied qu’à cheval.
Et discrètement, en le priant de mettre sa capote pour dissimuler l’uniforme trop voyant, il conduit Marbot dans le jardin, le fait passer par une petite porte dans le mur, sous la roseraie, et le guide lui-même à travers des ruelles étroites en marchant à quelques pas devant lui pour vérifier que tout est bien dégagé, jusqu’au coin de la rue du Reloj, tout près du palais Grimaldi, où il le laisse sain et sauf dans un poste de garde français.
— L’Espagne est un pays dangereux, lui dit-il en lui tendant la main. Et aujourd’hui plus que jamais.
Cinq minutes plus tard, le capitaine Marbot entre dans le palais Grimaldi. Le quartier général de Son Altesse impériale le grand-duc de Berg est en ébullition ; il y règne un vacarme d’enfer, les salons sont pleins de chefs et d’officiers, et de tous côtés entrent et sortent des estafettes portant des ordres, dans une atmosphère de nervosité et d’agitation extrêmes. Au rez-de-chaussée, dans la bibliothèque dont les meubles et les livres ont été poussés dans un coin pour laisser tout l’espace aux cartes et aux papiers militaires, Marbot trouve Murat, tout de blanc vêtu, bottes à l’allemande, dolman de hussard avec brandebourgs, broderies et boucles en abondance, resplendissant comme à son habitude, mais le sourcil froncé, entouré de son état-major au grand complet : Moncey, Lefebvre, Harispe, Belliard, et leurs aides de camp. La fine fleur de l’armée. Ce n’est pas en vain que la République et la guerre ont donné à l’Empire les généraux les plus capables, les officiers les plus loyaux et les soldats les plus courageux de toute l’Europe. Murat lui-même – sergent en 1792, général de division sept ans plus tard – en est un magnifique exemple. Mais s’il est efficace et courageux à l’extrême, le grand-duc n’est pas pour autant un prodige d’habileté diplomatique ni de courtoisie.
— Il était temps, Marbot !… Où diable étiez-vous donc ?
Le jeune capitaine se met au garde-à-vous, il balbutie une excuse vague et incompréhensible avant de serrer les dents, refoulant des explications qui, à vrai dire, n’intéressent personne. Dès le premier coup d’œil, il a vu que Son Altesse est d’une humeur massacrante.
— Quelqu’un sait-il où se trouve Friederichs ?
Le colonel Friederichs, commandant le 1er régiment de grenadiers de la Garde impériale, entre à cet instant, presque sur les talons de Marbot qu’il manque de bousculer. Il est en civil, veste de ville et chapeau rond, car le tumulte l’a surpris dans son bain et il n’a pas eu le temps d’endosser son uniforme. Il brandit à la main le sabre d’un cornette de chasseur à cheval tué par la populace devant la porte de la maison où il loge. La fureur de Murat redouble tandis qu’il écoute son rapport.
— Que fait Grouchy, par tous les diables ? Il devrait être déjà en train d’amener la cavalerie du Buen Retiro.
— Nous ne savons pas où se trouve Grouchy, Votre Altesse.
— Eh bien, cherchez-moi Privé.
— Il est introuvable, lui aussi.
— Alors Daumesnil !… Ou n’importe qui !
Le duc de Berg est hors de lui. Ce qu’il voyait comme une répression brutale, rapide et efficace, est en train de lui échapper. À chaque instant entrent des messagers avec des rapports sur les incidents dans la ville et sur les Français attaqués par les habitants. La liste des pertes augmente sans cesse. On vient de confirmer la mort du fils du général Legrand – un jeune et prometteur lieutenant de cuirassiers tué par le pot de fleurs qu’il a reçu sur la tête, commente-t-on avec stupeur –, la blessure grave du colonel Jacquin, de la gendarmerie impériale, et l’on apprend que, comme une demi-centaine de chefs et d’officiers, le général Lariboisière, commandant l’artillerie de l’état-major, se trouve bloqué par la populace dans son logement, sans pouvoir sortir.
— Je veux que les marins de la Garde protègent cette maison, et que mes chasseurs basques occupent la place Santo Domingo. Vous, Friederichs, tenez la place du Palais et l’entrée des rues de l’Almudena et de la Platería… Que la troupe tire sans états d’âme. Sans faire grâce à personne, sans distinction d’âge ni de sexe. Suis-je clair ?… À personne.
Sur le plan de Madrid déployé sur la table – un plan espagnol, constate le jeune Marbot, levé il y a vingt-trois ans par Tomás López –, Murat répète ses ordres pour les derniers arrivés. Le dispositif, établi depuis longtemps, consiste à faire entrer dans la ville les vingt mille hommes qui campent autour ; et, avec les dix mille qui sont à l’intérieur, à prendre toutes les grandes artères et contrôler les principales places et les points-clefs, pour empêcher les mouvements et les communications d’un quartier à un autre.
— Six axes de progression, compris ?… Une colonne d’infanterie viendra du Pardo par San Bernardino, une autre de la Casa del Campo par le pont et la rue Segovia en passant par Puerta Cerrada, une autre par la rue Embajadores et une autre par la rue Atocha… Les dragons, les mamelouks, les chasseurs à cheval et les grenadiers à cheval du Buen Retiro avanceront par la rue d’Alcalá et le cours San Jerónimo, tandis que la cavalerie lourde, avec le général Rigaud, montera de Carabanchel par la porte de Tolède et la rue du même nom… Ces forces couperont les avenues en isolant les casernes, et convergeront vers la Plaza Mayor et la Puerta del Sol… Si nécessaire, pour contrôler le nord de la ville, nous mettrons deux colonnes supplémentaires : le reste de l’infanterie, venant de la caserne du Conde-Duque, et celle qui est cantonnée entre Chamartín, Fuencarral et Fuente de la Reina… Suis-je clair ? Eh bien, exécution ! Mais, auparavant, messieurs, regardez cette pendule. D’ici une heure, c’est-à-dire à onze heures et demie, midi au plus tard, tout doit être terminé. Dépêchez-vous. Et vous, Marbot, restez. J’ai quelque chose pour vous.
— Je n’ai pas de cheval, Votre Altesse.
— Qu’est-ce que vous dites ?… Hors de ma vue, misérable ! Belliard, occupez-vous de cet inutile.
Consterné, apeuré à l’idée d’être tombé en disgrâce, Marbot se met au garde-à-vous devant le général Belliard, chef de l’état-major, qui lui donne l’ordre de se procurer immédiatement un cheval, le sien ou celui de n’importe qui, ou sinon de se tirer une balle dans la tête. Il lui enjoint également de distribuer un certain nombre de grenadiers autour du palais Grimaldi afin d’éliminer les tireurs ennemis qui commencent à faire feu depuis les terrasses et les toits voisins.