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— Ils tirent mal, mon général, rétorque Marbot qui croit bon de plaisanter.

Belliard le foudroie du regard et indique la vitre brisée d’une fenêtre et, au-dessous, la flaque de sang sur le parquet.

— Ils tirent si mal qu’ils nous ont blessé deux hommes ici même.

Ce n’est décidément pas mon jour, pense Marbot qui se voit déjà dégradé pour incompétence et légèreté. Afin de se réhabiliter, il exécute avec beaucoup de zèle la mission qui lui a été confiée. Profitant de l’occasion, il met un peloton à sa disposition personnelle, fait fuir les maraudeurs par des décharges répétées et nettoie la rue jusqu’à l’hôtel particulier de don Antonio Hernández. Où il finit par arriver, pour le plus grand bien de sa réputation écornée, et par récupérer son cheval.

Tandis que le capitaine Marbot avance avec ses hommes entre la place Doña María de Aragón et celle de Santo Domingo, des Madrilènes armés d’escopettes, de mousquets et de fusils de chasse tentent de revenir au Palais royal ou de descendre vers celui-ci depuis la Puerta del Sol ; mais ils trouvent la voie occupée par les canons et les grenadiers du colonel Friederichs, qui établit des postes avancés dans les rues voisines. De sorte que ces groupes sont mitraillés sans pitié dès qu’ils apparaissent par l’Almudena et la rue San Gil, pris en enfilade par les canons de l’armée impériale. C’est ainsi que meurt Francisco Sánchez Rodríguez, âgé de cinquante-deux ans et employé de maître Alpedrete, marchand de voitures : il est atteint de plein fouet par une salve française au moment où il passe le coin de la rue du Factor en compagnie des soldats des Volontaires d’Aragón Manuel Agrela et Manuel López Esteban – tous deux tombent aussi, gravement blessés, et décéderont au bout de quelques jours – et du facteur José García Somano, qui échappe à la décharge mais trouvera la mort une demi-heure plus tard, frappé par une balle sur la place San Martín. Du haut des fenêtres du Palais, où hallebardiers et gardes se sont approvisionnés en munitions et ont fermé les portes, résolus à en défendre l’enceinte au cas où les Français tenteraient d’y pénétrer, le capitaine des Gardes wallonnes Alejandro Coupigny voit, impuissant, les habitants se faire repousser et courir devant la charge des cavaliers polonais venus du palais Grimaldi, qui les massacrent à coups de sabres.

Ceux qui fuient les balles françaises se fragmentent en petits groupes. Beaucoup parcourent la ville en réclamant des armes à grands cris, et d’autres, cherchant vengeance, demeurent aux abords immédiats, dans l’espoir de prendre leur revanche. Tel est le cas de Manuel Antolín Ferrer, aide du jardinier des Jardins royaux de la Florida, qui s’est joint au fonctionnaire d’ambassade retraité Nicolás Canal et à un autre habitant, Miguel Gómez Morales, pour affronter à coups de navajas, au coin des rues du Viento et du Factor, un piquet de grenadiers de la Garde impériale qu’ils guettaient sous un porche. Ils tuent ainsi deux Français et se réfugient ensuite sur la terrasse de la maison, mais ils ont la malchance de ne pas trouver d’issue. Canal parvient à s’échapper en s’agrippant au toit voisin, mais Antolín et Gómez Morales sont faits prisonniers, assommés à coups de crosses et conduits dans un cachot. Ils seront fusillés tous les deux le lendemain, au petit matin, sur la colline du Príncipe Pío. Parmi les fusillés figureront également José Lonet Riesco, propriétaire d’une mercerie de la place Santo Domingo, qui, après s’être battu près de l’esplanade du Palais, est capturé par un détachement au moment où il s’enfuit par la rue Inquisición, un pistolet déchargé dans une main et un couteau dans l’autre.

Plus chanceux est le notaire ecclésiastique du royaume Antonio Varea, l’un des rares individus de bonne famille qui luttent aujourd’hui dans les rues de Madrid. Après s’être rendu à la Puerta del Sol en compagnie de son oncle Claudio Sanz, secrétaire royal, puis sur l’esplanade du Palais, résolu à se battre, le notaire Varea participe aux affrontements jusqu’à ce que, poursuivi par des Français qui battent en retraite, il reçoive, près des Conseils, une balle des grenadiers de la Garde. Transporté par son oncle et par l’officier inspecteur des Milices don Pedro de la Cámara à son domicile de la rue Toledo, près des arcades de Panos, il parvient à s’y réfugier, peut recevoir des soins et il aura la vie sauve.

D’autres sont moins heureux. Dans tout le quartier, exaspérés par la mort de leurs camarades, les soldats impériaux tirent sur tout ce qui bouge et font la chasse aux fuyards. C’est ainsi que tombent blessés Julián Martín Jiménez, habitant Aranjuez, et le tisserand de Vigo, âgé de vingt-quatre ans, Pedro Cavano Blanco. Meurent aussi de la même manière José Rodríguez, laquais du conseiller de Castille don Antonio Izquierdo : blessé devant la demeure de ses maîtres, dans la rue de l’Almudena, il tambourine désespérément à la porte ; mais, avant qu’on ne lui ouvre, il est rattrapé par deux soldats français. L’un lui assène un coup de sabre à la tête et l’autre l’achève d’une balle de pistolet dans la poitrine. Dans la même rue, à peu de distance de là, un enfant de douze ans, Manuel Núñez Gascón, qui a lancé des pierres et tente d’échapper à la poursuite d’un Français, meurt sous les coups de baïonnettes, devant les yeux épouvantés de sa mère qui assiste à la scène du haut de son balcon.

De l’autre côté de l’Almudena, réfugié sous un porche voisin de la place des Conseils avec son serviteur Olmos, Joaquín Fernández de Córdoba, marquis de Malpica, voit passer au galop plusieurs éclaireurs de l’armée impériale qui viennent de la place Doña María de Aragón. Son expérience militaire lui permet de se faire une idée approximative de la situation. La ville a cinq portes principales, et toutes les avenues qui viennent de celles-ci convergent vers la Puerta del Sol à la manière des rayons d’une roue. Madrid n’est pas une place fortifiée, et aucune résistance n’est possible si le moyeu de cette roue et ses rayons sont contrôlés par l’adversaire. Le marquis de Malpica sait où campent les forces ennemies à l’extérieur de la cité – au point où il en est, il doit considérer les Français comme des ennemis –, et il peut prévoir leurs mouvements pour étouffer l’insurrection ; les portes de la ville et les grandes artères seront leur premier objectif. Observant les groupes de civils mal armés qui courent en désordre de tous côtés, sans préparation ni chefs, le marquis de Malpica conclut que la seule manière de s’opposer aux Français est de les harceler aux portes mêmes, avant que leurs colonnes n’envahissent les grandes artères.

— La cavalerie, Olmos ! Elle est la clef de tout… Tu comprends ?

— Non, mais ça ne fait rien. Que Monsieur ordonne, et ça me suffit.

Quittant le porche, Malpica arrête une troupe d’habitants qui bat en retraite : il connaît de vue l’homme qui les mène. C’est un valet d’écurie du Palais, qui le reconnaît à son tour et ôte son bonnet. Il porte une escopette, sa cape pliée sur l’épaule, et il est suivi d’une demi-douzaine d’hommes, d’un jeune garçon et d’une femme en tablier qui tient à la main une hache de boucher.

— Ils nous ont mitraillés, monsieur le marquis. C’est impossible de s’approcher de la place… Les gens se sont égaillés et, maintenant, ils luttent où ils peuvent.

— Vous allez continuer à vous battre ?

— Inutile de nous le demander.

Le marquis de Malpica explique ses intentions. La cavalerie, très utile pour disperser les insurgés, sera le principal danger à affronter pour ceux qui se battent dans les rues. Les deux plus importantes forces sont cantonnées dans le Buen Retiro et à Carabanchel. Le Retiro est loin, trop loin pour qu’on puisse y faire quelque chose ; mais les autres entreront par la porte de Tolède. Il s’agit donc de former une troupe qui soit prête à les attaquer à cet endroit.