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— Je peux compter sur vous ?

Tous acquiescent, et la femme à la hache de boucher appelle à grands cris d’autres hommes qui fuient l’esplanade du Palais.

Cela fait une vingtaine d’insurgés, parmi lesquels se détachent l’uniforme jaune d’un dragon de Lusitanie qui allait à sa caserne et quatre soldats des Gardes wallonnes qui ont déserté la porte du Trésor avec leurs fusils en se glissant par les fenêtres et arrivent au pas de course des écuries pour rejoindre ceux qui se battent. Le dragon a vingt-quatre ans et se nomme Manuel Ruiz García. Les Gardes wallonnes, uniforme bleu à revers rouges et guêtres blanches, sont un Alsacien de dix-neuf ans, Franz Weller, un Polonais de vingt-trois ans, Lorenz Leleka, et deux Hongrois : Gregor Franzmann, vingt-six ans, et Paul Monsak, trente-sept. Le reste de la troupe est composé de jardiniers, de valets des écuries voisines, d’un commis de boutique, d’un porteur d’eau de quinze ans, la tête ceinte d’un mouchoir ensanglanté, d’un concierge des Conseils et d’un ouvrier de Lavapiés, charpentier de son métier, dépoitraillé et la mine farouche – cheveux pris dans un filet, courte veste à brandebourgs, navaja de deux empans passée dans sa large ceinture –, qui répond au nom de Miguel Cubas Saldaña. L’ouvrier, qui va de pair avec un autre individu à l’aspect patibulaire vêtu d’une capote brune et d’un chapeau à bord relevé, s’offre avec beaucoup d’assurance à lever dans son quartier une bonne troupe de compagnons. Et donc, après s’être arrêté à l’hôtel de Malpica pour qu’Olmos y prenne le renfort de deux jeunes domestiques, de deux carabines et de trois fusils de chasse, le marquis, choisissant les rues les moins fréquentées pour éviter les Français, dirige ses volontaires vers la porte de Tolède.

Le marquis n’est pas le seul qui ait pensé à couper la route aux troupes françaises. Dans le nord-est de la ville, un groupe nombreux et armé de fusils de chasse et de carabines, dans lequel se trouvent Nicolás Rey Canillas, trente-deux ans, valet aux Gardes du Corps et ancien soldat de la cavalerie, Ramón González de la Cruz, domestique du maréchal de camp don José Jenaro Salazar, le cuisinier José Fernández Viñas, le Biscayen Ildefonso Ardoy Chavarri, le cordonnier Juan Mallo, âgé de vingt ans, le marchand d’huile Juan Gómez García, vingt-six ans, et le soldat des dragons de Pavie Antonio Martínez Sánchez, décident d’empêcher la sortie des troupes françaises qui occupent la caserne Conde-Duque, près de San Bernardino, et se postent aux abords. Le premier à mourir est Nicolás Rey, qui porte deux pistolets chargés à la ceinture et qui, se trouvant nez à nez avec une sentinelle sur laquelle il tire à brûle-pourpoint, est touché par une balle. Tout de suite après, prenant position dans les maisons voisines et derrière les murs, les insurgés ouvrent le feu et le combat se généralise, mais il est bref, en raison de la disproportion des forces : cinq cents Français face à une vingtaine de Madrilènes. Les marins de la Garde impériale sortent de la caserne et dirigent sur les attaquants un feu nourri qui les oblige à se replier. Dans leur retraite, qu’ils ralentissent de temps en temps pour tirer, tout en franchissant murs et vergers pour se mettre à l’abri, mourront González de la Cruz, Juan Mallo, Ardoy, Fernández Viñas et le soldat Martínez Sánchez.

Ce ne sont pas seulement des combattants qui meurent. Exaspérés par le harcèlement des Madrilènes, les détachements français se mettent à faire feu sur les habitants qui regardent de leurs fenêtres ou de leurs balcons ou sur des attroupements de curieux. Dans la maison qu’il occupe depuis deux mois au numéro 8 de la rue Silva, le prêtre défroqué José Blanco White, un Sévillan de trente-deux ans, entend le tumulte et sort pour voir ce qui se passe.

— Les Français tirent sur le peuple ! l’avertit un voisin.

En réalité, José Blanco White ne s’appelle pas encore ainsi.

Ce nom – emprunté à sa lointaine ascendance irlandaise –, il l’adoptera plus tard en anglicisant celui de José María Blanco y Crespo, lorsqu’il vivra en exil en Angleterre, où il écrira ses Lettres d’Espagne, indispensables à quiconque veut comprendre son époque. Pour Blanco White, le Pepe Crespo des salons sévillans et des cafés madrilènes, ami du poète Quintana et en même temps admirateur du théâtre de Moratín, homme éclairé, lucide, dont les idées de liberté et de progrès sont plus proches des idées étrangères que de l’ambiance confinée de toiles d’araignées et de sacristies qui le désole tant dans sa patrie – il est un lecteur assidu de Feijoo, Rousseau et Voltaire –, la nouvelle des représailles françaises semble incroyable : c’est une atrocité monstrueuse et un non-sens politique. C’est pourquoi il veut en constater la véracité de ses propres yeux. Il arrive ainsi sur la place Santo Domingo, au confluent de quatre grandes rues, dont l’une vient directement de l’esplanade du Palais. Dans cette dernière résonne le battement d’un tambour, et Blanco White s’arrête à côté d’un rassemblement de paisibles citoyens, badauds bien vêtus et artisans du quartier. Au débouché de la rue, apparaît une troupe française au pas de course, fusils prêts à tirer. Tandis que Blanco White attend pour les voir de près sans soupçonner le moindre danger, il observe que les soldats font halte à vingt pas et épaulent leurs armes.

— Attention !… Ils vont tirer !… Attention !

La salve arrive à l’improviste, brutale, un homme tombe mort au coin de la rue par laquelle tous se sauvent en courant. Le cœur bondissant dans sa poitrine, révulsé par ce qu’il vient de voir, le souffle coupé, Blanco White court vers sa maison, monte l’escalier et ferme la porte. Là, indécis, bouleversé, il ouvre la fenêtre, entend les tirs qui continuent et se hâte de la refermer. Puis, ne sachant que faire, il sort d’un coffre un fusil de chasse, et, le tenant à la main, il marche de long en large dans sa chambre, sursautant à chaque décharge proche. Ce serait suicidaire, se dit-il, de sortir dans la rue n’importe comment et sans savoir pourquoi. Avec qui ou contre qui. Pour se calmer, avant de prendre une décision, il s’empare d’une boîte de poudre et de plombs, et il se met à fabriquer des cartouches pour le fusil. Au bout d’un moment, il se sent ridicule, range l’arme dans le coffre et va s’asseoir devant la fenêtre, tressaillant au crépitement des détonations qui s’étend aux quartiers voisins, ponctué par intervalles de coups de canon.

Lorsque le capitaine Marbot revient au palais Grimaldi, il voit le duc de Berg sortir à cheval avec tout son état-major, escorté par un demi-escadron de cavaliers polonais et une compagnie de fusiliers de la Garde impériale. Comme la situation devient tendue et qu’il craint de rester isolé dans le palais, Murat a décidé de transporter son quartier général près des écuries du Palais royal, sur la côte de San Vicente par laquelle est prévue l’arrivée de l’infanterie cantonnée au Pardo, pendant qu’une autre colonne viendra de la Casa del Campo en passant par le pont de Ségovie. L’un des avantages tactiques de l’endroit, bien que personne n’ose le dire à voix haute, est que, de là, Murat pourrait, avec la totalité de son quartier général, contourner la ville par le nord si celle-ci était bloquée et, si les choses tournaient vraiment mal, se replier sur Chamartín.

— La cavalerie devrait déjà être à la Puerta del Sol en train de sabrer cette racaille ! Et Godinot et Aubrée en train de suivre avec leur infanterie !… Où en est-on, au Buen Retiro ?

Le duc de Berg tire furieusement sur les rênes de son cheval. Son humeur a encore empiré, et les motifs ne manquent pas. Il vient d’apprendre que plus de la moitié des courriers expédiés aux troupes ont été interceptés. Telle est du moins l’expression qu’utilise le général Belliard. Le capitaine Marbot, qui arrive sur sa monture au moment où le groupe rutilant de l’état-major prend la rue Nueva vers le Campo de Guardias, ne peut retenir une grimace en entendant cet euphémisme. C’est une manière comme une autre, pense-t-il, de décrire des cavaliers criblés de pierres depuis les maisons et aux carrefours, assaillis par la foule, jetés à bas de leurs chevaux et poignardés dans les rues et sur les places.