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Comme celui du chocolatier Lueco, d’autres groupes sont presque tout de suite défaits, ou durent juste le temps que les troupes françaises mettent à les trouver et à les disperser. C’est ce qui arrive au petit groupe armé de gourdins et de couteaux que les Français obligent à se débander à coups de canon au coin des rues du Pozo et San Bernardo, blessant José Ugarte, chirurgien de la Maison royale, et María Oñate Fernández, âgée de quarante-trois ans et originaire de Santander. Même chose dans la rue Sacramento, pour une troupe conduite par le curé don Cayetano Miguel Manchón qui, armé d’une carabine et à la tête de quelques jeunes gens résolus, tente de gagner le parc d’artillerie. Une patrouille de cavaliers polonais fond sur eux à l’improviste, le prêtre est atteint d’un coup de sabre qui lui met la cervelle à l’air, et ses hommes, affolés, se dispersent en un instant.

Un autre groupe n’arrivera pas non plus à destination : c’est celui que mène don José Albarrán, médecin de la famille royale, qui, après avoir assisté au massacre de l’esplanade du Palais, recrute une bande d’habitants armés de gourdins, de couteaux et de quelques fusils de chasse, et tente de la faire passer par la rue San Bernardo. Arrêtés par la mitraille que crachent deux canons français mis en batterie devant l’hôtel du duc de Montemar, ils doivent se réfugier dans la rue San Benito ; là, ils se voient pris entre deux feux, car une autre force française qui vient de la place Santo Domingo tire sur eux depuis celle du Gato. Le premier à tomber, d’une balle dans le ventre, est le plâtrier Nicolás del Olmo García, âgé de cinquante-quatre ans. Le groupe se débande et le docteur Albarrán, grièvement blessé et laissé pour mort – il sera sauvé plus tard par ses amis et survivra –, est dépouillé par les soldats de l’armée impériale qui lui prennent sa redingote, sa montre et douze onces d’or qu’il portait sur lui. À son côté, après s’être battu avec pour seules armes une petite épée d’apparat et un pistolet de poche, meurt Fausto Zapata y Zapata, douze ans, cadet des Gardes espagnoles.

Dans une maison de la rue de l’Olivo, un garçon de quatre ans et demi, Ramón de Mesonero Romanos – qui sera par la suite l’un des écrivains les plus populaires et les plus typiques de Madrid –, est également la victime accidentelle des événements. En se précipitant au balcon avec sa famille pour voir une troupe de Madrilènes qui crient « Aux armes ! Aux armes ! Vive Ferdinand VII et mort aux Français ! », le petit Ramón trébuche et s’ouvre le crâne sur le fer forgé de la balustrade. Bien des années après, dans ses Mémoires d’un septuagénaire, il racontera cet épisode : sa mère, Doña Teresa, effrayée par l’état de son fils et par ce qui se passe dans la rue, allume des cierges devant une image de l’Enfant Jésus et récite son rosaire, pendant que le père – le négociant Tomás Mesonero – discute, inquiet, avec leurs voisins. À cet instant se présente chez eux un ami de la famille, le capitaine Fernando Butrón, qui vient de se défaire de son épée et de son uniforme afin, dit-il, d’éviter que les gens qui courent les rues ne l’obligent, comme ils l’ont déjà tenté à trois reprises, à se mettre à leur tête.

— Ils vont partout, surexcités et désorientés, en cherchant quelqu’un pour les diriger, explique Butrón, qui reste en gilet et manches de chemise. Mais tous les militaires ont ordre d’aller s’enfermer dans leurs casernes… Nous n’avons pas le choix.

— Et ils obéissent tous ? demande Doña Teresa Romanos qui, sans cesser de dire son rosaire, lui apporte un verre de clairet frais.

Butrón avale le vin d’un trait et essaye la jaquette anglaise que lui offre le maître de maison. Les manches sont un peu courtes, mais c’est mieux que rien.

— Moi, en tout cas, je compte obéir… Mais je ne sais pas ce qui se passera si cette folie continue.

— Jésus, Marie, Joseph !

Doña Teresa se tord les mains et entame le vingtième Ave María de la matinée. Écroulé sur un canapé à côté de l’image de l’Enfant Jésus, le petit Ramón Mesonero Romanos, un emplâtre imbibé de vinaigre sur le front, pleure à chaudes larmes. De temps à autre, au loin, retentissent des coups de feu.

À la Puerta del Sol, dix mille personnes sont rassemblées, et la foule se répand dans les artères voisines, de la rue Montera au carreau de San Luis, de même que dans les rues Arenal et Postas, et la Calle Mayor, tandis que des groupes armés d’escopettes, de gourdins et de couteaux patrouillent aux alentours pour donner l’alerte en cas de présence française. De la fenêtre de sa maison, au numéro 15 de la rue Valleverde, au coin de la rue Desengaño, Francisco Goya y Lucientes, Aragonais, âgé de soixante-deux ans, membre de l’Académie de San Fernando et peintre de la Maison royale avec cinquante mille réaux de rente, regarde tout avec une expression sévère. Deux fois, il a refusé de céder à son épouse, Josefa Bayeu, qui lui demandait de rabattre le volet et de se retirer à l’intérieur. En gilet, le col de la chemise ouvert et les bras croisés sur sa poitrine, sa tête puissante, encore ornée d’une épaisse chevelure frisée et de favoris gris, un peu penchée, le plus célèbre des peintres espagnols vivants s’obstine à rester là pour observer le spectacle de la rue. Des cris de la foule et des tirs isolés au loin, c’est à peine si des échos parviennent à ses oreilles – une maladie, il y a quelques années, l’a laissé sourd –, bruits amortis qui se confondent avec les rumeurs de son cerveau toujours tourmenté, tendu et aux aguets. Goya est à son balcon depuis que, voici un peu plus d’une heure, León Ortega y Villa, un jeune homme de dix-huit ans qui est son élève, est venu de chez lui, rue Cantarranas, pour demander la permission de ne pas se rendre à l’atelier. « Nous allons probablement devoir nous battre avec les Français », a-t-il dit au peintre en parlant comme d’habitude très fort tout contre son oreille invalide, avant de repartir avec le sourire juvénile et héroïque de ses jeunes années, sans prêter attention aux objurgations de Josefa Bayeu qui lui reprochait de prendre des risques sans tenir compte de l’inquiétude de sa famille.

— Tu as une mère, León.

— J’ai mon honneur, Doña Josefa, et une patrie à défendre.

Maintenant Goya demeure immobile, sourcils froncés, contemplant le fourmillement dense de la foule qui descend vers la Puerta del Sol ou remonte la rue Fuencarral en direction du parc d’artillerie. Homme génial, voué à la gloire des musées et de l’histoire de l’Art, il essaye de vivre et de peindre en s’abstrayant de la réalité quotidienne, malgré ses idées avancées, ses amis acteurs, artistes et écrivains – parmi eux, Moratín, dont le sort préoccupe aujourd’hui le peintre –, ses bonnes relations avec la Cour et sa rancœur, secrète, envers l’obscurantisme, les prêtres et l’Inquisition. Lesquels, pense-t-il, ont, des siècles durant, transformé les Espagnols en esclaves incultes, délateurs et couards. Maintenir son œuvre à l’écart de tout cela est de plus en plus difficile. Déjà, dans la série de gravures des Caprices réalisée il y a neuf ans, l’Aragonais a tourné en ridicule, presque ouvertement, les prêtres, les inquisiteurs, les juges injustes, la corruption, l’abrutissement du peuple et autres vices nationaux. De la même manière, aujourd’hui, il lui est impossible de se soustraire aux sombres présages qui planent sur Madrid. Le vague brouhaha qui parvient aux tympans abîmés du vieux peintre s’accroît par moments, montant d’un degré, tandis que dans la foule les têtes s’agitent, formant des vagues comme le blé sous l’effet du vent ou comme la mer quand s’annonce une tempête. L’Aragonais est un homme énergique qui, dans sa jeunesse, a été torero, s’est battu au couteau, a dû fuir la justice ; il n’a rien d’un petit-maître ou d’une poule mouillée. Pourtant cette foule en ébullition, pour lui silencieuse, qui s’agite tout près a quelque chose d’obscur qui l’inquiète davantage que l’émeute immédiate ou les troubles prévisibles. Dans les bouches ouvertes et les bras levés, dans les groupes qui passent en brandissant gourdins et navajas et en criant des paroles inaudibles mais qui résonnent dans la tête de Goya aussi terribles que s’il pouvait les entendre, le peintre voit se dessiner des nuages noirs et des torrents de sang. Derrière lui, entre les crayons, les fusains et les estompes, sur la petite table où il a l’habitude de travailler à ses croquis en profitant de la clarté de la grande fenêtre, est posée l’esquisse de quelque chose qu’il a commencé ce matin, quand la lumière était encore grise : un dessin au crayon qui représente un homme aux vêtements déchirés, agenouillé et les bras en croix, entouré d’ombres qui l’assaillent comme les fantômes d’un cauchemar. Et en marge de la feuille, d’une écriture forte, sans appel, Goya a écrit ces mots : « Tristes pressentiments de ce qui doit arriver. »