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Rien au monde ne peut arrêter ça, pense-t-il avec orgueil.

Et il n’a pas tort. C’est la fine fleur des troupes impériales : la meilleure cavalerie du monde. Le long du mur sud des écuries, alignés par escadrons, les rangs compacts de montures et de cavaliers occupent toute l’esplanade jusqu’à la place du Coliseo de l’ancien palais de la dynastie d’Autriche ; les pointes des lances, les casques et les cordons dorés scintillent sous le soleil du matin. L’avant-garde est formée d’une centaine de mamelouks et d’une cinquantaine de dragons de l’Impératrice. Ils sont suivis de deux cents chasseurs à cheval et d’autant de grenadiers montés, appartenant tous à la Garde impériale, et de près d’un millier de dragons de la brigade Privé. La mission de ce corps de cavalerie est de balayer la Puerta del Sol et la Plaza Mayor pour faire sa jonction avec l’infanterie, qui arrivera par la rue Arenal et la Calle Mayor, et la cavalerie lourde, qui avancera de Carabanchel par la rue Toledo.

— À vous de jouer, Marbot.

Le colonel Daumesnil, un vétéran, chargé de commander la première attaque, vient de rejoindre le capitaine. Il monte un superbe rouan pommelé et porte son brillant uniforme de colonel des chasseurs à cheval de la Garde : pelisse rouge élégamment nouée sur une épaule, dolman vert, colback en poil d’ours, la mentonnière encadrant les yeux vifs et la moustache. « Réprimer un soulèvement de gamins et de vieilles femmes, a-t-il dit d’un air écœuré, n’est pas un travail de soldat. » Mais les ordres sont les ordres. Respectueusement, Marbot lui recommande la rue d’Alcalá, qui est large et dégagée.

— Faites attention aux débouchés des rues sur la gauche, mon colonel. Il y a beaucoup de gens embusqués.

Mais Daumesnil se montre partisan d’envoyer l’avant-garde par le cours San Jerónimo, qui est le chemin le plus court. Le reste des forces suivra ensuite par la rue d’Alcalá, ce qui permettra de nettoyer les deux artères.

— Qu’ils montrent leur groin, s’ils l’osent… Nous précédez-vous pour rejoindre le grand-duc, ou venez-vous avec nous ?

— Vu la situation à la Puerta del Sol, je préfère vous accompagner. Vous avez constaté l’état dans lequel est arrivé le dernier éclaireur, et vous avez entendu ce qu’il a raconté. Avec ma petite escorte, je ne pourrai pas passer.

— Restez avec moi, donc… Mustafa !

Le vaillant chef des mercenaires égyptiens, celui-là même qui, à Austerlitz, a failli s’emparer du grand-duc Constantin de Russie, s’approche sur son cheval en caressant gravement son énorme moustache. C’est un individu grand et fort, vêtu d’un pantalon bouffant rouge, d’un gilet et d’un turban ; à sa ceinture, comme à celle de ses camarades, luisent une dague courbe et un long cimeterre.

— Toi et tes mamelouks, vous partez devant. Et pas de pitié.

Un sourire féroce éclaire le visage sombre de l’Égyptien. « Iallah bismillah ! » répond-il, et, faisant faire volte-face à sa troupe bigarrée, il se met à sa tête. Daumesnil se tourne vers son trompette, celui-ci exécute une sonnerie, tous crient « Vive l’Empereur ! », et l’avant-garde de la colonne s’ébranle.

Vingt minutes avant que la cavalerie de la Garde n’avance depuis le Buen Retiro, l’enseigne de frégate Manuel Esquivel a vu, non sans soulagement, arriver la relève à l’hôtel des Postes de la Puerta del Sol.

— Vous apportez des munitions ?

Le nouveau venu, un lieutenant sorti du rang et déjà âgé, l’air buté et préoccupé, hoche la tête négativement.

— Pas plus pour nous que pour les autres. Pas la moindre cartouche.

En entendant cela, Esquivel ne se perd pas en récriminations. Il s’y attendait. Il va être obligé de faire tout le chemin du retour à sa caserne avec une troupe sans défense, à travers une ville en folie. Qu’ils soient tous maudits, pense-t-il : ses chefs, les Français, la populace et leurs putains de mères.

— Quelles sont les dernières instructions ?

— Pas de changement. Nous enfermer et ne pas mettre le nez dehors.

— Nous en sommes donc toujours au même point ? Avec ce qui se passe dans la ville ?

L’autre fait une grimace dégoûtée.

— Je n’y peux rien. J’exécute les ordres, comme vous.

— Les ordres ? Quels ordres ?… Ici, personne ne commande rien.

Le lieutenant ne répond pas et se contente de le regarder comme pour le presser de s’en aller le plus vite possible. Esquivel observe avec angoisse ses vingt grenadiers de la Marine qui achèvent de se rassembler dans la cour, leurs fusils inutiles à l’épaule. Pour comble, constate-t-il, le brillant uniforme de ce corps d’élite, veste bleue à revers rouges, buffleterie blanche et bonnet à poil, peut être pris de loin pour celui des grenadiers de l’armée impériale.

— Quelles nouvelles des Français ?

Le lieutenant fait mine de cracher entre ses bottes, mais se retient. Puis il hausse les épaules avec indifférence.

— Ils se préparent à marcher sur le centre de la ville. C’est du moins ce qu’on dit.

— Ça sera un massacre. Vous avez vu comme les gens sont déjà déchaînés. J’ai assisté à des choses…

— Ça, c’est le problème des gabachos, non ?… Ce n’est ni le vôtre ni le mien.

Il est clair que le nouveau venu commence à trouver la conversation déplaisante. Et il paraît décidé à ne pas se compliquer la vie. Il jette des regards impatients à droite et à gauche, avec le désir visible de voir Esquivel disparaître afin de pouvoir barricader les portes.

— À votre place, je filerais sans tarder, suggère-t-il.

Esquivel acquiesce comme s’il prenait cette suggestion pour parole d’Évangile.

— Je ne me le ferai pas dire deux fois, conclut-il. Bonne chance.

— Vous aussi.

Décidé à faire contre mauvaise fortune bon cœur, inquiet de ce qu’il va trouver dehors, l’enseigne de frégate se rend auprès de ses grenadiers qui le regardent avec un mélange de confiance et d’anxiété. De l’hôtel des Postes à la promenade du Prado, le trajet est long. Même s’ils seront mieux là-bas, avec le reste de la compagnie – surtout si, finalement, on leur ordonne de sortir dans la rue, que ce soit pour aider le peuple ou pour le réprimer –, cela se présente comme une course d’obstacles : la distance, la foule et les Français. Ces derniers surtout qui, venant du Buen Retiro, vont sûrement suivre, dans le sens inverse, le même chemin que celui qu’il doit emprunter pour se rendre à la caserne. Et il préfère ne pas imaginer ce qui se passera s’ils se rencontrent.

— Baïonnette au canon !

Au moins, se promet-il intérieurement, nous ne nous laisserons pas surprendre les mains dans les poches.

— Préparez-vous à sortir. À mon commandement et sans vous arrêter. Quoi que vous voyiez, quoi qu’il se passe, ne me quittez pas des yeux… Prêts ?

Le sergent du détachement, avec sa face tannée de vétéran et ses cicatrices de Trafalgar, le regarde comme pour lui demander s’il sait ce qu’il fait. Pour rassurer ses hommes, Esquivel se force à sourire.

— Arme à l’épaule ! Pas de gymnastique !

Et après s’être signé mentalement, l’enseigne de frégate prend la tête de ses hommes et quitte l’édifice. À peine dehors, sa première impression est de pénétrer dans une marée humaine. En reconnaissant l’uniforme de la Marine, la foule, respectueuse, cède le passage. Il y a beaucoup de gens du peuple, des femmes venues des quartiers sud, et les balcons et les fenêtres sont surchargés comme s’il s’agissait d’une fête. À la vue de soldats espagnols, certains sourient, poussent des vivats ou applaudissent. D’autres, plus froids, les exhortent à s’unir à eux ou à leur donner leurs fusils. Imperturbable, sans rien écouter, Esquivel poursuit son chemin. Du côté de Santa Ana, il entend des coups de feu. Bien résolu à ne regarder personne, le sabre dans son fourreau qu’il tient dans la main gauche, les yeux rivés sur l’embouchure du cours San Jerónimo, le marin dirige ses grenadiers en priant Dieu de lui permettre d’arriver à temps et sans incidents sur la promenade du Prado.