— Maintenez le pas… Droit devant vous !
La marche, toujours au pas accéléré, conduit le détachement devant le Buen Suceso, puis au bas du cours San Jerónimo, où Esquivel observe que les attroupements se font moins denses, s’éclaircissent, et finissent par ne plus être que des petits groupes rassemblés sous les porches et aux coins des rues, portant escopettes, bâtons et couteaux. En trois occasions, quand il passe aux carrefours des rues qui mènent à Santa Ana, ils essuient quelques coups de feu tirés de loin – impossible de savoir s’ils sont français ou espagnols – sans dommages, émotion mise à part. Tandis qu’il maintient l’allure, dans le fracas des bottes résonnant sur le pavé, et à mesure que le détachement se rapproche du carrefour du cours San Jerónimo et du Prado, Esquivel se rassérène, jusqu’au moment où il aperçoit, en train de descendre la côte et d’avancer dans sa direction, la colonne étincelante et compacte de la cavalerie française dont la queue vient à peine de quitter le Buen Retiro et la tête n’est plus qu’à quelques centaines de mètres.
— Sainte Vierge ! s’exclame le sergent derrière lui.
Esquivel se retourne et rugit :
— Gardez la formation !… Têtes fixes !… Tournez à gauche !
Et ainsi, quelques instants à peine avant que la cavalerie impériale contourne la fontaine de Neptune, ses grenadiers, impassibles, fixant le vide comme s’ils ne voyaient pas la masse menaçante des hommes et des chevaux, défilent au pas de gymnastique devant les cavaliers surpris de l’avant-garde française, et leur petit détachement tourne le coin pour s’éloigner sous les arbres de la promenade du Prado, sain et sauf.
Vers onze heures et demie, au moment où l’avant-garde de la cavalerie avance vers la Puerta del Sol, le reste des troupes impériales cantonnées aux alentours de Madrid a quitté ses quartiers et se dirige vers les portes de la ville, obéissant aux ordres de suivre les grandes artères et de converger vers le centre. En voyant se multiplier la présence des Français et en constatant que, dans leur progression, ils tirent sans sommation sur tous les rassemblements de civils qu’ils rencontrent sur leur passage, ceux des habitants qui sont toujours dans la rue cherchent désespérément des armes. Ils en obtiennent parfois en assaillant des boutiques, des salles d’escrime, des coutelleries, ou en mettant à sac l’Armurerie royale, d’où certains ressortent avec des cuirasses, des hallebardes, des arquebuses et des épées du temps de Charles Quint. À la même heure, par le mur arrière de la caserne des Gardes espagnoles, des soldats passent des fusils et des cartouches à la foule qui les réclame, pendant que les officiers détournent les yeux malgré les ordres reçus. Le colonel don Ramón Marimón, arrivé dès le début des troubles, a juste eu le temps d’empêcher la garnison, qui s’était déjà mise en rangs, de sortir dans la rue. Malgré tout, cinq soldats en uniforme, parmi lesquels le Sévillan de vingt-cinq ans Manuel Alonso Albis et le Madrilène de vingt-quatre ans Eugenio García Rodríguez, sautent le mur et se mêlent aux insurgés. De cette manière se constitue un parti d’une trentaine de soldats et de civils, qui compte José Peña, un cordonnier de dix-huit ans, José Juan Bautista Monténégro, domestique du marquis de Perales, habitant rue de l’Olivar, le Madrilène Juan Eusebio Martín et l’ouvrier ferronnier de quarante ans Julián Duque. Ensemble, ils se dirigent vers la promenade du Prado par les vergers de San Jerónimo et le Jardin botanique, à la recherche de Français. Ils se battront là, avec une âpreté extraordinaire et en causant des pertes à l’ennemi, contre des éléments de la cavalerie qui descendent du Buen Retiro et des unités de l’infanterie impériale qui commencent à monter de la promenade de Las Delicias et de la porte d’Atocha.
Tandis que les heurts entre Madrilènes et avant-gardes des colonnes françaises se généralisent le long du Prado, le valet des Écuries royales Gregorio Martínez de la Torre, âgé de cinquante ans, et José Doctor Cervantes, âgé de trente-deux, qui marchaient vers la caserne de Gardes espagnoles à la recherche d’armes, font demi-tour en voyant le passage coupé par une colonne de cavaliers français. Ils rencontrent peu après une de leurs connaissances, Gaudosio Calvillo, agent à l’octroi des Finances royales, qui se hâte, chargé de quatre fusils, de deux sabres et d’un sac de cartouches. Calvillo leur raconte que, tout près, au guichet de Recoletos, ses camarades des Douanes se préparent à se battre ou sont déjà en train de le faire ; de sorte qu’ils prennent chacun un fusil et décident de le suivre. En chemin, à les voir ainsi marcher, armés et résolus, les jardiniers de la duchesse de Frías et du marquis de Perales, Juan Postigo, Juan Toribio Arjona et Juan Fernández Lopez, ce dernier portant son fusil de chasse personnel et les autres munis seulement de navajas, se joignent à eux. Arjona prend le fusil restant, et ils arrivent ainsi aux abords immédiats du guichet, juste au moment où les douaniers et quelques habitants affrontent les premiers éclaireurs de l’infanterie française qui s’aventurent dans ce quartier. Sautant les murs, courant courbés sous les arbres des vergers, les six finissent par s’intégrer à un parti plus nombreux, formé entre autres des fonctionnaires de l’octroi Anselmo Ramirez de Arellano, Francisco Requena, José Avilés, Antonio Martínez et Juan Serapio Lorenzo, accompagnés des ouvriers de la tuilerie d’Alcalá Antonio Colomo, Manuel Díaz Colmenar, des frères Miguel et Diego Manso Martín et du fils de ce dernier. À eux tous, ils parviennent à acculer une patrouille d’éclaireurs français qui avancent à découvert par le jardin de San Felipe Neri. Après un furieux échange de coups de fusils, ils leur tombent dessus avec des navajas et les égorgent : un effroyable carnage qui finit par les épouvanter eux-mêmes, et, prévoyant les représailles inévitables, ils se dispersent en courant pour se cacher. Les fonctionnaires trouvent refuge dans les dépendances du guichet de Recoletos, et le jardinier Juan Fernández Lopez, toujours muni de son fusil de chasse, décide de les accompagner ; sans se douter que d’ici peu, quand arrivera le gros des troupes ennemies décidées à venger leurs camarades, ce lieu se transformera en un piège mortel.
Dans son bureau de la Prison royale, le directeur n’en croit pas ses oreilles.
— Qu’est-ce que vous dites ? Que demandent les prisonniers ?
Le gardien-chef, Félix Ángel, qui vient de poser un papier sur la table de son supérieur, hausse les épaules.
— Ils le sollicitent respectueusement, monsieur le directeur.
— Et cette demande, c’est quoi ?
— De défendre la patrie.
— Vous vous moquez de moi, Félix.
— Dieu m’en garde.
Le directeur, encore incrédule, chausse ses lunettes et lit la pétition que vient de lui présenter le gardien-chef, transmise par la voie réglementaire.
Ayant appris le désordre qui se manifeste dans le peuple et que par les balcons l’on jette des armes et des munitions pour la défense de la Patrie et du Roi, le soussigné Francisco Xavier Cayón supplie sous serment en son nom et en celui de ses camarades de revenir tous à la prison que nous soyons mis en liberté pour aller exposer notre vie contre les étrangers et pour le bien de la Patrie.
Fait respectueusement à Madrid ce deux mai mil huit cent huit.