— Bonjour, mon lieutenant, le salue le portier qui balaye l’entrée. Comment vont les choses ?
— Je te le dirai quand je reviendrai, Tomás.
— Il y a des gabachos au bas de la rue, près de la boulangerie. Un piquet dans l’auberge, depuis cette nuit. Mais ils ne se montrent pas.
— Ne t’inquiète pas. Ils sont nos alliés.
— Si c’est vous qui le dites, mon lieutenant…
Inquiet, Arango se coiffe, un peu de travers, de son bicorne noir à cocarde rouge, assujettit son sabre et inspecte la rue, tout en tirant les dernières bouffées du cigare qui fume entre ses doigts. Il a beau n’avoir que vingt ans, fumer des cigares est déjà pour lui une vieille habitude. Né à La Havane d’une famille noble et d’origine basque, il a eu le temps, depuis son engagement comme cadet, de servir à Cuba, à El Ferrol, et aussi d’être prisonnier des Anglais qui l’ont échangé en septembre dernier. Sérieux, capable, le jeune officier dont les qualités militaires sont dûment consignées sur ses états de service est, depuis un mois, aide de camp du commandant de l’artillerie de Madrid, le colonel Navarro Falcón ; et, tandis qu’il va prendre les ordres, il se demande si les tensions des jours précédents – manifestations contre Murat et bruyants conciliabules aux coins des rues – vont s’amplifier, ou si les autorités pourront encore contrôler une situation qui, petit à petit, leur échappe. La Junte de Gouvernement est de plus en plus faible, alors que Murat et ses troupes sont de plus en plus arrogants. Hier soir, au moment où il allait rentrer chez lui, le bruit courait au Cercle militaire qu’à l’auberge de Genieys les capitaines d’artillerie Daoiz, Cónsul et Córdoba – Arango les connaît tous les trois et Daoiz est son supérieur direct – avaient été sur le point de se battre en duel avec trois officiers français, et que seule l’intervention énergique de leurs chefs et de leurs camarades respectifs avait empêché un malheur.
— Daoiz, dont vous connaissez pourtant le caractère mesuré, était comme fou – a raconté le lieutenant José Ontoria, en citant des témoins de l’affaire. – Cónsul et Pepe Córdoba faisaient chorus. Tous trois voulaient sortir dans la rue de la Reina et se battre à mort avec les Français, et il a fallu que tout le monde s’y mette pour les en empêcher, ce qui n’a pas été sans mal… Dieu sait à quelle impertinence s’étaient livrés les autres.
En évoquant le nom du capitaine Daoiz, Arango fronce les sourcils. Il s’agit, comme l’a dit Ontoria et de l’avis d’Arango lui-même, d’un militaire froid et intègre, qui ne se laisse pas facilement gagner par la colère ; très différent d’un exalté comme Pedro Velarde, un autre capitaine d’artillerie qui, depuis deux jours, partout où il passe, ne parle que de sang et de massacres. Luis Daoiz, lui, est un Sévillan distingué qui a fait ses preuves au feu, possède d’excellents états de service et jouit d’un très grand prestige auprès des artilleurs, lesquels, du fait de son humeur toujours égale, de son âge et de sa prudence, l’appellent familièrement « le Vieux ». Mais le commentaire définitif, la touche finale de l’affaire ont été donnés hier soir par Ontoria quand il l’a résumée ainsi :
— Si Daoiz perd patience avec les Français, ça veut dire que n’importe qui peut en faire autant.
En marchant vers les bureaux du gouverneur militaire de la place, Arango passe devant la boulangerie et l’hôtel dont a parlé le portier et jette un rapide coup d’œil, mais il n’aperçoit que la silhouette d’une sentinelle sous le porche. Les Français ont dû prendre position pendant la nuit, car, la veille, les lieux étaient vides. Ce n’est pas bon signe, et le jeune homme s’éloigne, préoccupé. Certaines rues sont désertes ; mais dans celles qui mènent au centre de la ville, des petits groupes se forment devant les débits de boissons et les échoppes où les commerçants sont plus attentifs aux propos des gens qu’à leurs affaires. La Fontaine d’Or, le café du cours San Jerónimo, hier encore fréquenté à toute heure par des militaires français et espagnols, est vide. En voyant l’uniforme d’Arango et son épaulette de lieutenant, des passants s’approchent pour l’interroger sur la situation ; il se borne à sourire, à toucher une pointe de bicorne et à poursuivre son chemin. Tout ça n’a pas bonne allure, aussi presse-t-il le pas. Les dernières heures ont été tendues, avec l’infant don Antonio et les membres de la Junte de Gouvernement discutant dans le vide, les Français sur le qui-vive, et Madrid bourdonnant comme un dangereux essaim. On dit que des gens ont été appelés pour soutenir le roi Ferdinand et que, hier, prenant le marché pour prétexte, beaucoup d’habitants des villages des alentours et des domaines royaux sont entrés dans la ville. Des individus jeunes et rudes qui ne venaient pas pour vendre. On sait aussi que certains artilleurs conspirent : l’inévitable Velarde et quelques-uns de ses intimes, dont Juan Cónsul, l’un des officiers de l’incident de la taverne de Genieys. D’aucuns citent également Daoiz ; mais si Arango est capable de comprendre que ce dernier puisse se quereller et vouloir se battre avec des officiers français, il n’imagine pas pour autant que ce capitaine froid, discipliné et sérieux jusqu’au bout des ongles, puisse aller plus loin en se mêlant à une authentique conspiration. Dans tous les cas, avec ou sans Daoiz, si Velarde et ses amis préparent quelque chose, il est évident qu’ils laissent à l’écart les officiers qui n’ont pas leur confiance, et Arango en fait partie. Quant à leur commandant à Madrid, le placide colonel Navarro Falcón, un honnête homme, mais obligé de naviguer entre deux eaux, les Français au-dessus et ses officiers au-dessous, il préfère ne rien savoir. Et chaque fois que, avec tact, Arango en sa qualité d’aide de camp, essaye de le sonder à ce sujet, l’autre détourne la conversation et se réfugie dans le règlement.
— De la discipline, jeune homme. Et ne vous laissez pas tourner la tête. Que ce soient les Français, les Anglais, le roi ou le pape… De la discipline. Gardez bouche cousue et les mouches n’y entreront pas.
Tandis que le lieutenant Arango va chercher l’ordre du jour pour son colonel, trois hommes en habits du dimanche bien que l’on soit lundi, chapeaux à large bord, vestes brodées, capotes à revers rouges et navajas passées dans leurs larges ceintures, le croisent à proximité du Gouvernement militaire. Deux sont frères : l’aîné se nomme Leandro Rejón et a trente-trois ans, et l’autre, Julián, vingt-quatre. Leandro a une femme – elle s’appelle Victoria Madrid – et deux enfants ; quant à Julián, il vient de se marier dans son village avec une jeune fille qui répond au nom de Pascuala Macías. Les deux hommes sont natifs de Leganés, dans les environs, et ils sont arrivés en ville hier, convoqués par un ami de confiance qu’ils ont déjà accompagné un mois et demi plus tôt au moment des événements qui, à Aranjuez, ont abouti à la destitution du ministre Godoy. Cet ami appartient à la maison du comte de Montijo, dont on dit que, par fidélité envers le jeune roi Ferdinand VII, il encourage un autre complot. Mais ce n’est qu’une rumeur et rien de plus. En revanche, ce que les Rejón savent avec certitude, c’est que, munis d’un viatique suffisant pour assurer leur séjour et leurs frais de taverne, ils ont pour instructions d’être prêts au cas où des désordres éclateraient. Ce qui n’est nullement pour déplaire aux deux frères, garçons turbulents et dans toute la force de leur jeunesse, las comme ils le sont de supporter les insolences des gabachos : il est grand temps, pour des hommes qui en ont dans le pantalon – selon la forte expression de Leandro, l’aîné –, de montrer à ces gens-là qui est le vrai roi d’Espagne, n’en déplaise à cet enfant de putain de Napoléon Bonaparte.