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— On peut suivre notre plan.

— Notre plan a fait long feu. L’ordre du capitaine général nous désole, toi, moi et quelques autres, mais il constitue une magnifique excuse pour les indécis et les couards. Nous ne disposons pas d’une force suffisante pour nous soulever.

Sans s’avouer vaincu, Velarde le conduit à la fenêtre et lui montre les Volontaires de l’État qui fraternisent avec les artilleurs.

— Je t’ai amené presque quarante soldats. Et tu sais que tous ces gens qui sont dehors attendent des armes. Je vois aussi que tu as reçu le renfort de plusieurs camarades fidèles, comme Juanito Cónsul, José Dalp et Pepe Córdoba. Si nous armons le peuple…

— Accepte enfin la vérité, tête de mule : on nous a laissés seuls, tu comprends ?… Nous avons perdu. Il n’y a rien à faire.

— Mais les gens se battent dans Madrid.

— Ça ne peut pas durer. Sans les militaires, leur compte est bon. Et personne ne sortira des casernes.

— Donnons l’exemple, et nous serons suivis.

— Ne dis pas de bêtises, mon vieux.

Laissant Velarde ruminer ses arguments inutiles, Daoiz va dans la cour et se met à se promener seul, tête nue, mains croisées dans le dos sur les pans de sa veste, conscient d’être la cible de tous les regards. En dehors du parc, de l’autre côté de la porte fermée, sous l’arc de briques et de fer, la foule continue de crier : « Mort à la France et vive l’Espagne, le roi Ferdinand et les artilleurs ! » Au-dessus des vociférations résonne, amorti par la distance, le crépitement de la fusillade. Chacun de ces cris et de ces détonations déchire le cœur de Luis Daoiz, qui vit le moment le plus amer de son existence.

Tandis que le capitaine Daoiz se débat avec sa conscience dans la cour du parc de Monteleón, au sud de la ville, à l’extrême opposé, Joaquín Fernández de Córdoba, marquis de Malpica, et ses volontaires civils sentent leur gorge devenir soudainement sèche en voyant apparaître la cavalerie française qui monte vers la porte de Tolède. Plus tard, quand on fera le bilan de cette journée, on saura que cette force impériale, qui vient de ses cantonnements de Carabanchel sous le commandement du général de brigade Rigaud, compte deux régiments de cuirassiers : neuf cent vingt-six cavaliers qui, pour l’heure, remontent la côte au trot, entre les rangées d’arbres qui descendent jusqu’au Manzanares, avec l’intention de se diriger, par la rue Toledo, vers la place de la Cebada et la Plaza Mayor.

— Mon Dieu, ayez pitié ! murmure le domestique Olmos.

Sans guère d’espoir, le marquis de Malpica examine les environs. Autour de l’accès à la porte de Tolède, par où les Français doivent forcément passer pour entrer dans la ville, sont postés quatre cents habitants des quartiers de San Francisco et de Lavapiés. C’est peu de dire que, parmi eux, abondent les types populaires – vestes courtes brunes, foulards à franges blanches et noires, pantalons délacés laissant les jambes à l’air : ce sont pour la plupart des gens du peuple, hommes de basse condition, ruffians à la navaja facile et femmes des rues mal famées voisines, même si ne manquent pas non plus des habitants honorables de la Paloma et des maisons proches, bouchers et corroyeurs du Rastro, domestiques, hommes et femmes, des auberges et tavernes de cette partie de la ville. En dépit de ses efforts pour installer, en militaire, une défense cohérente, et après de nombreuses discussions et altercations peu amènes, le marquis de Malpica n’a pas pu les empêcher de s’organiser eux-mêmes, par bandes et par affinités, de sorte que chacun prend les dispositions qu’il juge appropriées : certains barrent la rue avec des chariots, des poutres, des sacs de terre et des briques d’un chantier voisin, et attendent derrière en faisant confiance à leurs navajas, couteaux, machettes, piques, broches à rôtir ou faucilles. D’autres, ceux qui ont des fusils, des carabines ou des pistolets, sont allés se poster dans l’hôpital San Lorenzo et aux balcons, fenêtres et terrasses qui dominent la porte de Tolède et la rue : là, des femmes préparent des chaudrons d’huile et d’eau bouillantes. Le marquis de Malpica qui, par son grade de capitaine de réserve du régiment de Málaga, est le seul à posséder une véritable expérience militaire parvient tout juste à faire appliquer quelques conseils tactiques. Il sait que les cavaliers français finiront par enfoncer la fragile barricade, aussi a-t-il placé un peu en retrait, échelonnés à l’abri d’arcades proches du coin de la rue de Los Cojos, des gens qui obéissent à ses ordres : une trentaine, incluant ses domestiques et le parti levé dans la rue de l’Almudena, la femme à la hache, le commis de boutique, et quelques autres qui se sont unis à eux en chemin. Leur mission, a-t-il expliqué, sera d’attaquer sur leur flanc les cavaliers ennemis qui passeront la barricade. Et, à ceux qui ont des fusils de guerre – le dragon de Lusitanie, les quatre déserteurs des Gardes wallonnes, le valet Olmos et le concierge des Conseils –, il recommande de tirer de préférence sur les officiers, porte-drapeaux et trompettes. Et, en tout cas, sur ceux qui chevauchent en tête, donnent des ordres ou agitent beaucoup les mains.

— Et s’ils nous dispersent, courez pour vous reformer plus loin, en reculant peu à peu vers la place de la Cebada… Si nous devons battre en retraite, rendez-vous là-bas.

Un des volontaires, le valet d’écurie du Palais qui porte un fusil de chasse, sourit avec confiance. Pour le peuple espagnol, habitué à l’obéissance aveugle à la Religion et à la Monarchie, un titre nobiliaire, une soutane ou un uniforme sont l’unique référence possible dans les moments de crise. Cela deviendra vite patent, dans la composition des commandements de ceux qui feront la guerre aux Français.

— Monsieur pense-t-il que nos militaires vont venir ?

— Bien sûr que oui, ment l’aristocrate, qui ne se fait pas d’illusions. Vous verrez… L’important est de tenir aussi longtemps que possible.

— Comptez sur nous, monsieur le marquis.

— Eh bien, allons-y : chacun à son poste, et que Dieu nous aide.

— Amen.

De l’autre côté de la porte de Tolède, le soleil fait briller de façon impressionnante les cuirasses, les casques et les sabres. Les cris et les vivats par lesquels on s’encourageait un moment plus tôt ont complètement cessé. Les bouches sont désormais muettes, grandes ouvertes ; et tous les yeux, exorbités, sont rivés sur la brigade de cavalerie dont la masse compacte approche. Agenouillé derrière le pilier d’une arcade, une carabine à la main, deux pistolets chargés et une machette à la ceinture, le chapeau rabattu sur le front pour ne pas être ébloui par le soleil, le marquis de Malpica pense à sa femme et à ses enfants. Puis il se signe. Bien que ce soit un homme pieux qui ne cache pas ses dévotions, il tente de faire en sorte qu’on ne le remarque pas ; mais le geste n’est pas passé inaperçu. Son valet Olmos l’imite, et, à sa suite, tous ceux qui se trouvent à proximité.

— Les voilà ! s’écrie quelqu’un.

Un instant, le marquis quitte des yeux la porte de Tolède. Il vient de comprendre la cause d’une étrange vibration qu’il sent sous le genou posé en terre : c’est le sol qui tremble sous les fers des chevaux qui arrivent.

À midi, le centre de Madrid est le théâtre d’un combat continu et confus. L’espace compris entre le départ de la rue d’Alcalá et le cours San Jerónimo, l’hôtel des Postes, San Felipe et la Calle Mayor jusqu’aux guichets de Roperos, est jonché de cadavres des deux bords : Français égorgés et Madrilènes qui gisent au sol ou sont retirés en laissant des traînées de sang, parmi les hennissements des chevaux à l’agonie. Et la lutte se poursuit, impitoyable d’un côté et de l’autre. Les quelques fusils de guerre ou de chasse changent de main quand leurs propriétaires meurent, ramassés par d’autres qui attendent que quelqu’un tombe pour prendre son arme. Les groupes dispersés à la Puerta del Sol se reforment après chaque charge de cavalerie et, surgissant des terrasses et des arcades, du cloître du Buen Suceso, de la Victoria, de San Felipe et des rues adjacentes, se jettent de nouveau à découvert, navajas contre sabres, escopettes contre canons, tant sur les dragons et les mamelouks qui continuent d’arriver de San Jerónimo et font volte-face par la rue d’Alcalá, que sur les soldats de la Garde impériale commandés par le colonel Friederichs, qui avancent depuis le Palais par la Calle Mayor et la rue Arenal en balayant les rues de leur mousqueterie et du feu des pièces de campagne mises en batterie à chaque carrefour. Un des premiers blessés par ces décharges est le jeune León Ortega y Villa, l’élève de Francisco de Goya, qui, pendant un moment, coupe les jarrets des chevaux français. Et près des Conseils, après s’être replié avec ses paroissiens de Fuencarral devant une charge de lanciers polonais, le prêtre don Ignacio Pérez Hernández reçoit une volée de mitraille, fait quelques pas vacillants et s’écroule. Malgré le feu nourri de l’ennemi, ses compagnons réussissent à le tirer de là, bien que gravement atteint, et à le mettre à couvert. Transporté plus tard, après beaucoup de péripéties, à l’Hôpital général, don Ignacio s’en sortira.