— C’était ma dernière cartouche, dit-il à Weller.
Après quoi, tous les quatre se mettent à courir, courbés, en esquivant le feu de plusieurs Français qui progressent, démontés, sous les arcades. La raideur de la pente les fatigue. Ruiz García a proposé aux autres de se réfugier dans sa caserne, située sur la place de la Cebada. Ils se dépêchent, car les balles sifflent, et l’on entend déjà le trot de chevaux ennemis qui approchent. Au moment où Monsak, Franzmann et Weller arrivent au croisement de la rue des Velas, ce dernier s’aperçoit que le dragon n’est pas avec eux ; il se retourne et le voit qui gît sur le dos au milieu de la rue. Scheisse ! pense l’Alsacien. Merde, la malchance les poursuit. D’abord son camarade Leleka, et maintenant l’Espagnol. Il pense un instant l’aider, car le dragon n’est peut-être que blessé, mais les tirs redoublent et les cuirassiers sont tout près. Il reprend donc sa course.
Poursuivie par les cavaliers français, ses ciseaux de poissonnière à la main, Benita Sandoval Sánchez qui s’est battue jusqu’à la dernière minute à la porte de Tolède passe en courant près du corps du dragon Manuel Ruiz García. Dans le combat et la débandade qui a suivi, elle a perdu de vue son mari, Juan Gómez, et elle cherche maintenant à se sauver par la porte de Moros, afin de faire un grand détour et de rentrer chez elle, au 17 de la rue de la Paloma. Mais les chevaux des poursuivants vont plus vite qu’elle, gênée par la jupe qu’elle soulève de sa main libre pendant qu’elle essaye de leur échapper. En voyant que c’est impossible, elle entre dans la rue de l’Humilladero et se réfugie derrière une porte dont elle tire le loquet. Elle demeure ainsi immobile et dans le noir, le cœur au bord des lèvres, hors d’haleine, guettant les bruits du dehors, mais elle ne tarde pas à déchanter : le martèlement des sabots sur le pavé se tait, des voix furieuses résonnent en français, et une succession de coups ébranle la porte. Sans se faire d’illusions sur son sort – mourir ne serait pas le pire, pense-t-elle –, la femme se précipite comme une folle dans l’escalier, frappe à toutes les portes, en trouve une ouverte et se jette à l’intérieur, pendant que le portail grince et que les marches gémissent sous le poids des bottes et de l’acier. Il n’y a personne dans le logement : elle parcourt les chambres en demandant en vain de l’aide et ressort dans le couloir, où elle se trouve nez à nez avec plusieurs cuirassiers en train de tout casser.
— Viens là, salope !
La fenêtre la plus proche est trop éloignée pour qu’elle puisse se jeter dans la rue, et la femme n’a d’autre ressource que de balafrer d’un coup de ses ciseaux le visage du premier Français qui la touche. Puis elle recule et tente de se retrancher derrière les meubles. Exaspérés par sa résistance, les soldats impériaux la criblent de balles et la laissent pour morte dans une mare de sang. Malgré l’extrême gravité de ses blessures, elle est encore vivante quand, plus tard, les propriétaires de l’appartement la découvrent. Soignée in extremis à l’hôpital du Tiers Ordre, Benita Sandoval sera sauvée et sera, tout le reste de ses jours, respectée de ses voisins et célèbre parmi le petit peuple qui a livré le terrible combat de la porte de Tolède.
Avec les cuirassiers sur leurs talons, un autre groupe d’habitants fuit vers la butte du Rastro. Il y a là Miguel Cubas Saldaña, ses camarades Francisco López Silva et Manuel de la Oliva Ureña, le porteur d’eau de quinze ans José García Caballero, Vicenta Reluz et son fils de onze ans, Alfonso Esperanza Reluz, qui habitent rue Manguiteros. Tous, y compris le petit garçon, se sont battus à la porte de Tolède et tentent de se sauver ; mais un détachement de cavalerie qui monte de la rue Embajadores leur coupe la route et fond sur eux à coups de sabres. García Caballero tombe, frappé à la tête, Manuel de la Oliva est rattrapé au moment où il essaye de sauter un mur, et le reste s’échappe vers la place de la Cebada où se produisent encore des heurts entre Madrilènes dispersés et cavaliers. Là, Miguel Cubas Saldaña parvient à s’esquiver en se jetant dans San Isidro, mais Francisco López, rejoint par les Français, a la poitrine défoncée à coups de crosses. Sur les marches de l’église, au moment où il se retourne pour lancer une pierre, le petit Alfonso meurt sous les balles, et sa mère, qui tente de le protéger, est blessée.
Dans leur progression vers le centre de la ville, la cavalerie lourde qui vient de Carabanchel par la rue Toledo et l’infanterie qui monte de la Casa del Campo par la rue Segovia rencontreront cependant un autre nœud de résistance à Puerta Cerrada. Là, les Français sont accueillis par une fusillade tirée des fenêtres, des balcons et des terrasses, et par les attaques d’habitants qui les harcèlent depuis les rues voisines. Cela donne lieu à plusieurs charges impitoyables qui causent de nombreux morts, l’incendie de quelques maisons et l’explosion du dépôt de poudre de la place, dans lequel meurt le commis de boutique Maríano Panadero. Le cordonnier galicien Francisco Doce, domicilié rue Nuncio, tombe en combattant ; de même que José Guesuraga de Ayarza, originaire de Zornoza, Joaquín Rodríguez Ocaña – aide-maçon de trente ans, marié, trois enfants – et Francisco Planillas, de Crevillente, qui, blessé, a réussi à se retirer et à parvenir jusqu’aux abords de sa maison, dans la rue Tesoro, où il mourra d’une hémorragie sans être secouru. C’est aussi le sort de l’Asturien de Lianes Francisco Teresa, célibataire, dont la vieille mère est restée au pays : cet homme courageux, qui a fait la guerre du Roussillon et est domestique à la nouvelle auberge de la rue Segovia, tire au fusil par les fenêtres et tue un officier français. Quand ses munitions sont épuisées, les Français entrent dans la maison, le prennent, le battent sauvagement et le fusillent devant la porte.
L’avancée de l’armée impériale se complique, car même les grandes artères qui conduisent au centre ne sont pas sûres. Le capitaine Marcellin Marbot qui, après la première attaque à la Puerta del Sol, tente d’établir une liaison avec le général Rigaud et ses cuirassiers se voit obligé de s’arrêter et de mettre pied à terre sur la place de la Provincia en attendant qu’un corps d’infanterie dégage le chemin. Tirant la dure leçon des embuscades précédentes, les soldats avancent lentement, collés aux murs des maisons et s’abritant sous les porches, fusils pointés sur les fenêtres et les toits, et tirant sur tout habitant, homme, femme ou enfant, qui y apparaît.
— Peut-on passer sans problème ? demande Marbot au caporal d’infanterie qui lui fait enfin signe d’avancer.
— Passer, oui, répond le sous-officier avec indifférence, mais sans problème, je ne peux rien garantir.
Piquant des éperons avec son escorte de dragons, le jeune capitaine d’état-major part prudemment au trot. Il ne va cependant pas plus loin que la rue de la Lechuga, où il fait halte en voyant d’autres fusiliers accroupis derrière des voitures dont les chevaux sont morts dans les brancards. On lui dit qu’au-delà les coups de main des gens qui attaquent sporadiquement depuis les rues voisines et l’action des tireurs embusqués rendent toute avance impossible.
— Quand pourrai-je passer ?
— Je n’en sais fichtrement rien, répond le sergent qui a des anneaux d’or aux oreilles, une moustache grise et le visage noirci de poudre. Vous devrez attendre que nous ayons nettoyé la rue… Aller plus loin est dangereux.
Marbot regarde autour de lui. Trois soldats français qui portent des bandages ensanglantés sont assis contre un mur. Un quatrième gît sur le ventre, dans une flaque rouge sur laquelle bourdonne un nuage de mouches. À chaque coin de rue, il y a des cadavres que personne ne prend le risque d’aller chercher.