— Est-ce que nos cavaliers vont bientôt arriver ?
Le sergent se cure le nez. Il a l’air très fatigué.
— Si j’en crois les tirs et les cris qu’on entend, ils ne sont pas loin. Mais ils ont eu d’énormes pertes.
— Devant des femmes et des civils ? Mais c’est la cavalerie lourde, nom de Dieu !
— Ça n’empêche pas. Avec ces fous furieux, tout est possible. Et les tuer prend du temps.
Tandis que le capitaine Marbot s’efforce d’exécuter sa mission d’officier de liaison, des Madrilènes subissent les premières représailles organisées. En plus des exécutions immédiates, blessés achevés ou personnes sans défense tuées alors qu’elles ne faisaient que regarder les combats, les Français commencent à fusiller, sans autre formalité, tous ceux qu’ils prennent les armes à la main. Tel est le sort de Vicente Gómez Sánchez, âgé de trente ans, tourneur sur ivoire de son métier, capturé après une escarmouche devant San Gil, et fusillé dans le fossé de Leganitos. Et celui des jardiniers de la duchesse de Frías, Juan José Postigo et Juan Toribio Arjona, que les soldats impériaux font prisonniers après la tuerie du guichet de Recoletos. Tirés du jardin où ils se cachaient et amenés au-delà de la porte d’Alcalá, près de l’arène de taureaux, ils sont fusillés et achevés à coups de baïonnettes en compagnie des frères alfatiers Miguel et Diego Manso Martín, et du fils de ce dernier, Miguel.
Vers midi et demi, à l’exception des points de résistance que maintiennent les Madrilènes entre Puerta Cerrada, la Calle Mayor, la place Antón Martín et la Puerta del Sol, les colonnes qui convergent vers le centre avancent désormais sans trop de difficultés, en assurant leurs communications par les grandes artères. Tel est le cas de la rue Atocha, vers laquelle se sont rabattus de nombreux habitants qui se battaient sur la promenade du Prado. Certains rapportent les atrocités commises par les Français à la porte d’Alcalá et à l’octroi de Recoletos, où tous les agents ont été faits prisonniers, qu’ils se soient battus ou pas.
— Ils les ont tous emmenés, raconte quelqu’un : Ramirez de Arellano, Requena, Parra, Calvillo et les autres… Et aussi un jardinier du marquis de Perales qui a eu la malchance de se cacher avec eux. Les gabachos ont fait irruption, ils leur ont pris leurs armes et leurs chevaux et les ont fait descendre au Prado comme un troupeau de bétail… Et quand le brigadier don Nicolás Galet s’est présenté en uniforme pour réclamer ses gens, ils lui ont tiré une balle dans l’aine…
— Je connais Ramirez de Arellano. Sa femme est Manuela Franco, la sœur de Lucas. Ils ont deux enfants et elle est enceinte d’un troisième… Les pauvres !
— À ce qu’on dit, ils fusillent un tas de gens.
— Et ils vont encore en fusiller plus… Nous, par exemple, s’ils nous attrapent.
— Attention, ils reviennent !
Attaqués par un détachement de dragons qui arrive du Buen Retiro et par une colonne d’infanterie qui avance depuis la promenade des Délices, une douzaine de civils et quatre soldats sur les cinq qui ont quitté la caserne des Gardes espagnoles – le cinquième, Eugenio García Rodríguez, est mort devant la grille du Jardin botanique – se replient en tirant pour se réfugier dans les rues voisines. Commence ainsi une sordide bataille de coins de rues, de porches et d’arcades, dans laquelle les Espagnols finissent par se voir encerclés. C’est de cette manière qu’est capturé Domingo Braña Nalbín, agent du tabac des Douanes royales, au moment où il fuyait vers les murs de Jésus. Trois soldats des Gardes espagnoles qui sont avec lui parviennent à s’échapper de maison en maison, démolissant les cloisons et sautant sur les toits, tandis que le Sévillan Manuel Alonso Albis, dont l’uniforme attire l’attention des Français, est pris en écharpe par un tir qui lui déchiquette une joue ; il laisse son fusil pour dégainer son sabre et est de nouveau frappé à la poitrine par une balle qui l’abat juste sous le mur du fond de l’Hôpital général. Capturé peu après, le muletier Baltasar Ruiz sera fusillé sans tarder dans le fossé d’Atocha. Les autres, poursuivis par les soldats impériaux qui les pourchassent à la baïonnette et les mitraillent avec une pièce d’artillerie pointée pour prendre en enfilade la rue Atocha, se défendent désespérément à l’arme blanche et succombent l’un après l’autre. Celui qui arrive le plus loin est Juan Bautista Coronel, un musicien de cinquante ans né à San Juan du Panama, qui, en courant près de la place Antón Martín, reçoit un éclat de mitraille qui lui arrache une cuisse et l’éventre. D’autres membres de ce groupe, José Juan Bautista Monténégro, le Galicien de Mondoñedo Juan Fernández de Chao et le cordonnier de dix-neuf ans José Peña, acculés et sans munitions, lèvent les mains et se rendent aux Français. Ils seront tous trois fusillés dans l’après-midi sur la côte du Buen Retiro.
À l’Hôpital général, situé au coin de la rue Atocha et de la porte du même nom, où deux mille malades français ont pu éviter ce matin d’être massacrés par la populace, le garçon de salle Serapio Elvira, âgé de dix-neuf ans, vient d’arriver de la rue en amenant un camarade touché par une balle qui lui a fracturé deux côtes pendant qu’ils étaient tous les deux en train de ramasser des blessés sur la place Antón Martín. Laissant son compagnon aux mains d’un chirurgien, Elvira parcourt les couloirs bondés de blessés et de mourants en quête d’un autre garçon qui oserait sortir dans la rue. À ce moment, un infirmier monte en criant l’escalier principal :
— Les gabachos veulent fusiller les prisonniers des cuisines !
Serapio descend en courant, avec d’autres, et trouve en bas un sergent de l’armée impériale qui, avec un peloton de soldats, emmène le marmiton, les cuisiniers et les infirmiers qui, peu de temps auparavant, ont voulu égorger les Français de l’hôpital. Sans prendre le temps de réfléchir, Elvira s’empare d’un tranchoir et se jette sur le sous-officier qui tire son épée et le blesse au visage. Le jeune homme tombe, blessé, les autres soldats dégainent, et tous les cuisiniers – pour la plupart asturiens – se précipitent sur eux comme une meute, rejoints par plusieurs infirmiers de chirurgie qui accourent, alertés par le tumulte. Parmi les Espagnols, outre Serapio Elvira, Francisco de Labra, âgé de dix-neuf ans, est tué, et ses camarades Francisco Blanco Encalada, seize ans, Silvestre Fernández, trente-deux ans, et José Pereira Méndez, vingt-neuf ans, sont blessés, ainsi que le chirurgien José Quiroga, le blanchisseur Patricio Cosmea, le garçon de salle Antonio Amat et l’infirmier Alonso Pérez Blanco – qui mourra de ses blessures quelques jours plus tard. Mais, à eux tous, ils réussissent à faire reculer les Français, qu’ils accablent de coups et de blessures. Le marmiton Vicente Pérez del Valle, un robuste garçon de Cangas, empoigne une broche de rôtissoire et affronte le sous-officier, qui finit par lâcher son sabre et par prendre la fuite avec ses hommes, fort mal en point.
— Ordures de gabachos !… N’y revenez pas !
Mais les Français reviennent, ivres de vengeance. Après avoir demandé de l’aide à l’étage du dessus, le sous-officier agressé – il a maintenant la tête bandée, et la colère l’aveugle – arrive avec un peloton de grenadiers, fait irruption dans les cuisines, baïonnette au canon, et indique tous ceux qui se sont distingués dans la bataille. Ils emmènent ainsi vers le fossé d’Atocha, pieds nus et en chemise, Pérez del Valle, un autre garçon de cuisine et cinq infirmiers de chirurgie. Dans une déclaration ultérieure sur les événements de la journée, un témoin oculaire, le juge Pedro la Hera, attestera qu’« aucun n’est revenu à l’hôpital et l’on n’a plus jamais rien su d’eux ».