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Le capitaine Luis Daoiz s’inquiète de la défense du parc d’artillerie. La plupart des gens qui réclamaient des fusils, une fois les portes ouvertes et les armes prises, se sont dispersés dans la ville, prêts à se battre pour leur compte – beaucoup, peu familiers des armes à feu, n’ont emporté que des sabres et des baïonnettes. Daoiz, le capitaine Velarde et les autres officiers ont pu en retenir quelques-uns en les persuadant qu’ils seront plus utiles sur place. Une vive discussion a opposé dans la salle des drapeaux le froid orgueil de Daoiz et l’emportement passionné de Velarde, ce dernier se disant sûr que, dès que les autres casernes sauraient que Monteleón a décidé de se battre, les troupes espagnoles sortiraient dans la rue.

— À quoi cela servira-t-il de nous battre ? demandait un de leurs camarades, le capitaine d’artillerie José Córdoba. Nous sommes quatre pelés.

— Parce que en donnant l’exemple nous en encouragerons d’autres. – Telle a été la réponse optimiste de Velarde. – Aucun militaire qui tient à son honneur ne restera les bras croisés en nous laissant anéantir.

— Tu crois ça ?

— J’y engage ma vie. Ou plutôt la nôtre.

Daoiz le sceptique, toujours prudent et lucide, doute que les choses se passeront ainsi. Il connaît l’état d’apathie et de confusion qui règne dans l’armée, et aussi la lâcheté morale du haut commandement. Il sait parfaitement – il le savait déjà en prenant la décision de livrer les armes au peuple – qu’à l’heure du combat les occupants du parc se battront seuls. Pour l’honneur, un point c’est tout. De plus, peu d’endroits dans Madrid sont aussi mal adaptés à une défense efficace. Monteleón n’est pas une caserne mais une construction civile ou, pire, un conglomérat de plusieurs bâtiments, ancien palais des ducs de Monteleón cédé par Godoy à l’Artillerie : cinq cent mille pieds carrés impossibles à défendre, entourés d’une enceinte qui n’est même pas un mur, aussi haute que fragile, formant un rectangle qui longe les Rondas – les boulevards qui font le tour de la ville – dans sa partie arrière, suit la rue San Bernardo à l’ouest, les rues San Andrés à l’est et San José au sud. L’étendue de l’enceinte, entourée de maisons et de hauteurs qui la surplombent, sans autres positions pour observer l’extérieur que quelques fenêtres au troisième étage du bâtiment principal – celui-ci étant loin du mur de clôture, elles ne permettent de voir qu’un morceau de la rue San José –, fait que seules des sentinelles placées dans les maisons voisines ou dans la rue, à découvert, peuvent guetter d’éventuelles forces ennemies. De plus, à l’exception des Volontaires de l’État et de quelques artilleurs, les gens manquent de discipline et de formation militaire. Pour ne rien arranger, à en croire ce que vient de rapporter le sergent Rosendo de la Lastra, les canons ne disposent que de dix charges de poudre en cartouches, et de vingt autres que l’on prépare en toute hâte ; et si l’on est pourvu en abondance de balles de tous calibres, on n’a ni gargousses ni boîtes de mitraille. Ce tableau étant ce qu’il est, Daoiz sait qu’une victoire est impensable et que toute action ne peut viser qu’à retarder l’issue inéluctable. Dès que l’attaque française aura commencé, le temps que tiendra Monteleón dépendra du degré de désespoir de ses défenseurs.

— Pardon, mon capitaine, dit le lieutenant Arango. Les hommes sont répartis en escouades, selon vos ordres… Le capitaine Velarde s’occupe maintenant de leur assigner leurs postes.

— Ils sont combien ?

— Un peu plus de deux cents civils entre la rue et le parc, mais il y a encore quelques habitants qui nous rejoignent… Il faut ajouter les Volontaires de l’État, les artilleurs que nous avions ici et la demi-douzaine d’officiers qui sont venus en renfort.

— Donc environ trois cents, estime Daoiz.

— Oui… Peut-être un peu plus.

Arango, au garde-à-vous devant Daoiz, attend les instructions. Le capitaine observe son visage préoccupé par l’énormité de ce qui se prépare, et il en éprouve un peu de remords. Le jeune officier, étranger à la conspiration, n’est là que parce qu’il est venu prendre son service ce matin comme à l’ordinaire, et il souffre de ce que tout se soit organisé dans son dos. Le commandant du parc ne sait même pas ce qu’Arango pense de l’occupation française, ni des mesures prises, et il ignore ses opinions politiques. Il le voit remplir ses obligations, et c’est ce qui compte. De toute manière, conclut-il, le sort ou l’avenir de ce jeune homme importent peu. Il n’est pas le seul, aujourd’hui dans Madrid, à qui échappe le choix de son destin.

— Mettez en position devant la porte deux canons de huit livres et deux de quatre, lui ordonne Daoiz. Clairs, chargés et prêts à faire feu.

— Nous n’avons pas de mitraille, mon capitaine.

— Je sais. Faites-les charger à boulets. Envoyez du monde récolter des vieux clous, des balles de mousquet, ou tout ce qu’on trouvera… Même les pierres à fusil feront l’affaire, et nous en avons à revendre. Bourrez-en les boîtes, ça pourra toujours servir.

— À vos ordres.

Le capitaine observe les femmes qui sont dans la cour, mêlées aux militaires et aux civils. Ce sont pour la plupart des parentes de soldats ou de civils armés : mères, épouses et filles, voisines qui sont venues pour accompagner leurs hommes. Sous la direction du caporal artilleur José Montaño, certaines, qui ont apporté des draps, des courtepointes et des nappes, les déchirent et entassent dans la cour une pile de charpie et de bandes en perspective du moment où les hommes commenceront à tomber. D’autres ouvrent des caisses de munitions, mettent des paquets de cartouches dans des cabas et des paniers d’osier, et les portent aux hommes qui prennent position dans les quartiers du parc ou dans la rue.

— Autre chose, Arango. Essayez d’évacuer ces femmes avant que les Français n’arrivent… Ce n’est pas un endroit pour elles.

Le lieutenant pousse un profond soupir.

— J’ai déjà essayé, mon capitaine. Elles m’ont ri au nez.

Devant la porte du parc, et avec un entrain bien différent de celui de Daoiz, l’infatigable Pedro Velarde supervise la répartition des tireurs, suivi de ses ombres fidèles, les secrétaires Rojo et Almira. Sa présence et la force de conviction qui se dégage de lui à chaque pas encouragent militaires et civils qui le secondent aveuglément, prêts à le suivre jusqu’en enfer, s’il le faut. Le capitaine d’état-major est de ces rares chefs – il le démontre aujourd’hui avec brio – qui sont capables de galvaniser les hommes sous leurs ordres. Il peut même apprendre par cœur, sur-le-champ, les noms de tous ses subordonnés et s’adresser à eux, y compris aux civils les plus maladroits et les plus novices, comme s’ils avaient combattu ensemble toute leur vie.

— Nous allons écraser les Français ! répète-t-il de groupe en groupe en se frottant les mains. Ces mosiús ne savent pas ce qui les attend !

Partout ses paroles réconfortent les hommes, qui se font un point d’honneur d’obéir à ses ordres. Ainsi, ces civils désorientés, stimulés par l’attitude résolue du capitaine, ces humbles habitants, les bandes anarchiques composées d’individus presque tous modestes, boutiquiers, artisans, taillandiers, domestiques, valets et voisins, empoignent un fusil pour la première fois de leur vie – certains ont senti leur courage fléchir quand ils ont vu sortir, une fois armés, la plus grande partie de ceux qui les avaient accompagnés jusque-là –, prennent conscience qu’ils forment une troupe unie, s’organisent et se soutiennent les uns les autres, écoutent les instructions et accourent sans rechigner là où l’on exige leur présence.

— Il faut accoler ces échafaudages au mur du parc, près de la porte, pour que nos hommes puissent y monter et tirer par-dessus… Qu’en pensez-vous, Goicoechea ?