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— Il n’y aura de la place que pour quatre ou cinq.

— Quatre ou cinq fusils ici, c’est déjà énorme.

— À vos ordres.

En accord avec le capitaine des Volontaires de l’État, Velarde a divisé en deux groupes les soldats amenés de la caserne de Mejorada, en les renforçant avec des contingents de civils. Quinze des trente-trois fusiliers, sous le commandement du lieutenant José Ontoria et du sous-lieutenant Tomas Bruguera, gardent la partie arrière de l’enceinte – les cuisines, les ateliers et les quartiers contigus à la rue San Bernardo et à la Ronda. Le reste, qui sera sous la responsabilité de Goicoechea et de son subordonné Francisco Álvero quand le combat commencera, occupe les quelques fenêtres de la façade principale, l’entrée du parc et la rue San José, avec les hommes de la bande recrutée par le terrassier Francisco Mata. Les autres civils sont laissés par Velarde sous le commandement de ceux qui les ont amenés, mais surveillés par les capitaines Cónsul, Córdoba, Rovira et Dalp. Il les poste près du mur de clôture et dans les maisons particulières situées de l’autre côté de la rue, à l’abri des porches et des entrées, ou retranchés derrière des meubles, des sacs, des matelas et tout ce qu’entassent les voisins. Il détache également des postes avancés de civils au coin de la rue San Bernardo, dans la rue San Pedro qui prend son départ juste à côté du couvent de Las Maravillas – l’édifice des carmélites fait face à la porte principale du parc – et au coin de la rue Fuencarral, avec pour consigne de prévenir dès que l’ennemi arrivera. Ce dernier poste est assigné par Velarde au groupe de l’étudiant asturien José Gutiérrez qu’accompagnent, entre autres, le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio. Leur consigne est de donner l’alerte, de se replier et d’entrer dans les maisons voisines pour se battre là.

— Surtout, que personne ne tire sans en recevoir l’ordre. Dès que vous apercevrez l’ennemi, vous vous retirerez avec beaucoup de prudence et vous viendrez nous en aviser. Mieux vaut les prendre par surprise… C’est clair ?

— Tout à fait clair, mon capitaine. Voir, se taire et revenir le dire.

— Exactement. Maintenant, filez ! Et vive l’Espagne !

— Et nous, monsieur le capitaine, qu’est-ce qu’on fait ?

Velarde se tourne vers un autre groupe qui attend des instructions : c’est celui de José Fernández Villamil, l’hôtelier de la place Matute, dont les hommes – José Muñiz Cueto et son frère Miguel, d’autres valets de l’hôtellerie, quelques habitants du quartier et le mendiant de la place Antón Martín – sont arrivés armés par leurs propres moyens, après s’être emparés des fusils du dépôt des Invalides de l’Hôtel de Ville. L’hôtelier et les siens font partie des quelques civils présents dans le parc qui ont déjà respiré l’odeur de la poudre, en se battant dans différents endroits de la ville. Cette expérience leur donne de l’assurance. Fernández Villamil conte même au capitaine d’artillerie que son valet José Muñiz a abattu un officier français d’un coup de fusil. En entendant cela, Velarde approuve et félicite Muñiz. Il sait ce que signifie l’éloge venant d’un supérieur, surtout adressé par un militaire à un civil et en de telles circonstances. Avec ce qui se prépare…

— Dites-moi… Vous sentez-vous capables de tenir la rue à découvert ?

— Attendez, et vous verrez, crâne l’hôtelier.

— Vous nous offensez ! renchérit un autre.

Velarde a un sourire approbateur et s’efforce d’avoir l’air impressionné. Il connaît son affaire.

— Dans ce cas, je vais vous confier une mission capitale… Pour le moment, allez vous embusquer en face, dans le verger de Las Maravillas, en vous abstenant de tirer avant que le feu ne devienne vraiment sérieux. Nous avons l’intention de sortir ensuite les canons dans la rue, et il faudra des hommes pour nous couvrir. Quand l’instant sera venu, vous quitterez le verger et vous vous mettrez à plat ventre sur la chaussée : les uns viseront la rue Fuencarral et les autres la rue San Bernardo… Comme ça, vous empêcherez les tireurs français d’approcher et de prendre nos artilleurs sous leur feu.

— Et pourquoi on sort pas les canons tout de suite ? demande, avec beaucoup d’aplomb, le mendiant de la place Antón Martín.

Les secrétaires Rojo et Almira, qui ne quittent toujours pas Velarde d’une semelle, observent le mendiant d’un air réprobateur : nez rouge d’ivrogne, culottes sales et vieux gilet sur une chemise raide de crasse. Les doigts qui serrent le fusil luisant ont des ongles cassés et noirs. Mais Velarde sourit avec naturel. En fin de compte, c’est quand même un homme. Un fusil, une baïonnette et deux mains. Ce matin, on n’en a pas de trop.

— Il est encore tôt pour prendre ce risque sans savoir par où viendra l’attaque, répond Velarde, patient. Nous les sortirons quand nous saurons exactement dans quelle direction les pointer.

Fernández Villamil et ses hommes regardent l’artilleur, éperdus d’enthousiasme. Tous montrent une confiance aveugle.

— D’autres militaires vont venir, monsieur le capitaine ?

— Naturellement, rétorque Velarde, impassible. Dès que les tirs commenceront… Vous imaginez qu’ils vont nous laisser combattre seuls ?

— Non, bien sûr !… Comptez sur nous, monsieur le capitaine !… Vive le roi Ferdinand ! Vive l’Espagne !

— Longue vie au roi et à l’Espagne ! Et maintenant, à vos postes.

En les regardant s’égailler, bombant le torse comme une bande de gamins qui partent jouer à la guerre, Velarde se sent légèrement gêné. Il sait qu’il les envoie sur une position exposée. Il fait comme s’il ne voyait pas les regards que lui adressent les secrétaires Rojo et Almira – tous deux savent qu’il n’y a rien à espérer du côté de l’armée espagnole –, et il poursuit la répartition des hommes telle qu’elle a été convenue avec Luis Daoiz.

— Voyons maintenant : qui commande ce groupe ?… C’est vous, Cosme, n’est-ce pas ?

— Oui, mon capitaine, répond le marchand de charbon Cosme de Mora, ravi que le militaire ait retenu son nom. Pour vous servir, vous et la patrie.

— Vous savez tous tenir un fusil ?

— Plus ou moins. Je suis chasseur.

— Ce n’est pas la même chose. Ces deux messieurs vont vous enseigner les rudiments.

Pendant que les secrétaires expliquent à Mora et à ses hommes comment mordre rapidement la cartouche, charger, bourrer, tirer et recharger, Velarde observe les hommes qu’il a sous les yeux. Certains ne sont pas encore des adultes. Le plus petit le contemple, impavide.

— Et ce gosse ?

— C’est notre frère, mon capitaine, dit un jeune homme, accompagné d’un autre qui lui ressemble de façon frappante. Il n’y a pas moyen de le convaincre de rentrer à la maison… On lui a même tapé dessus, mais c’est inutile.

— Ça sera dangereux pour lui. Et votre mère va mourir d’inquiétude.

— Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Il refuse de s’en aller.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Pepillo Amador.

Velarde décide d’oublier l’enfant, des tâches plus urgentes l’attendent. Ce parti-là est le plus nombreux, et les visages trahissent des sentiments divers : inquiétude, décision, trouble, angoisse, espoir, courage… Ils affichent, eux aussi, leur adhésion naïve au capitaine qu’ils ont devant eux, ou plutôt à son grade et à son uniforme. Le mot « capitaine » sonne bien, il inspire une confiance élémentaire à ces volontaires valeureux, simples, orphelins de leur roi et de leur gouvernement, disposés à suivre celui qui les guidera. Tous ont laissé famille, maison et travail, pour oser venir au parc poussés par la colère, le sens de l’honneur, le patriotisme, le courage, la haine de l’arrogance française. D’ici peu, pense Velarde, beaucoup seront peut-être morts. Et lui-même aussi, avec eux. Cette pensée le rend songeur, silencieux, puis il s’aperçoit que tous le regardent, en attendant la suite. Alors il se redresse et hausse le ton :