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— Taisez-vous ! ordonne-t-il. Taisez-vous !

Les hommes se pressent près de lui, dos collé aux murs, et regardent le haut de la rue. Ils écoutent. Les cris ont cessé. Les visages sont mortellement sérieux. Comme Molina, chacun est attentif au bruit, reconnaissable entre tous, que l’on entend clairement, au-delà des maisons proches : un crépitement sinistre, sec, nourri et constant.

On se bat au parc de Monteleón.

5

Entre midi et une heure et demie, Madrid se trouve coupé en deux. De la promenade du Prado au Palais royal, les artères principales sont occupées par les troupes françaises ; la cavalerie les parcourt au galop dans les deux sens en chargeant sauvagement, renforcée par des canons qui tirent sur tout ce qui bouge, et par des détachements d’infanterie qui progressent de carrefour en carrefour. Mais, même si la machine de guerre napoléonienne s’impose peu à peu, son contrôle est loin d’être absolu. Les cuirassiers de la brigade Rigaud sont toujours à Puerta Cerrada, sans parvenir à se dégager. L’artillerie impériale qui balaye la Plaza Mayor, la place Santa Cruz et la place Antón Martín oblige les groupes de Madrilènes à se disperser dans les rues avoisinantes à chaque décharge, mais ils reviennent à l’attaque, tenaces, depuis les porches et les arcades. Sans espoir de victoire, une bonne partie des gens sensés, découragés ou terrifiés, s’enfuient ou tentent de rentrer chez eux. Mais il reste encore des Madrilènes qui s’acharnent à disputer, à coups de fusils ou de navajas, chaque entrée de maison et chaque coin de rue. Ceux qui se battent ainsi sont les désespérés qui n’ont plus la possibilité de s’échapper, ceux qui n’ont rien à perdre, ceux qui veulent venger des amis ou des parents, les gens des quartiers populaires, prêts à tout, et ceux qui, hors de toute raison, veulent seulement faire payer cher, œil pour œil et dent pour dent, les dévastations de cette journée.

— En avant ! On va les faire payer, ces gabachos !Ils ne s’en tireront pas comme ça !

Des deux côtés, le prix est terrible. Il y a des morts dans toutes les rues du centre, à chaque porche, à chaque carrefour. Le feu de l’artillerie, qui ne ménage pas la mitraille, a éliminé des balcons et des fenêtres presque tous les tireurs espagnols, et des décharges continuelles de fusiliers, chasseurs et grenadiers maintiennent déserts les étages supérieurs, les toits et les terrasses. Des femmes périssent ainsi, touchées au moment où, de chez elles, elles jetaient des pots de fleurs, des vases et des meubles sur les Français. Parmi elles figurent Ángela Villalpando, une Aragonaise de trente-six ans qui meurt dans la rue Fuencarral ; dans la rue Toledo, les habitantes Catalina Calderón, trente-sept ans, et María Antonia Monroy, quarante-huit ans ; dans la rue Soldado, Teresa Rodríguez Palacios, une femme du peuple de trente-huit ans ; et dans la rue Jacometrezo, la veuve Antonia Rodríguez Flórez. Pour sa part, le commerçant Marías Álvarez, qui canarde au fusil de chasse du haut d’un balcon de la rue Santa Ana, reçoit une balle dans la poitrine. Et, dans sa maison de la rue Toledo, au coin du couvent de la Concepción Jerónima, d’où elle lance des tuiles et des ustensiles de cuisine sur tous les Français qui passent, Segunda López del Postigo a la cuisse gauche traversée par une balle.

Pourtant, beaucoup de ceux qui meurent aujourd’hui, ou qui sont blessés aux fenêtres et aux balcons, n’ont rien à voir avec la bataille, atteints parce qu’ils ont voulu regarder ce qui se passait ou pendant qu’ils essayaient de se protéger des tirs. C’est ainsi que, rue de l’Espejo, une même balle, perdue ou intentionnelle, tue la jeune Catalina Casanova y Perrona – fille de l’alcade des Conseils de Castille don Tomas de Casanova – et son petit frère Joselito ; et, au coin des rues de la Rosa et Luzón, une autre décharge française ôte la vie, à la veille de ses noces, à Catalina Pajares de Carnicero, âgée de seize ans, et blesse la bonne de la maison Dionisia Arroyo. De nombreuses victimes pacifiques trouvent la mort de la même façon, comme Escolástica López Martínez, trente-six ans, originaire de Caracas ; l’aide-cuisinier José Pedrosa, trente ans, sur la place de la Cebada ; Josefa Dolz de Castellar, dans la rue Panaderos ; la veuve María Francesca de Partearroyo, sur la place du Cordon. Et bien d’autres encore, parmi lesquelles les petits Esteban Castarera, Marcelina Izquierdo, Clara Michel Cazervi et Luisa García Muñoz. Après avoir déposé cette dernière, âgée de sept ans, dans les bras de sa mère et d’un chirurgien, son père et l’aîné de ses frères, qui n’avaient pas participé jusque-là aux événements de la journée, prennent un vieux sabre de famille, un coutelas de chasseur et deux pistolets, et ils descendent dans la rue.

Les Français tirent dans le tas, sans sommation. Dans la rue Tesoro, un détachement de la Garde impériale et un canon placé au coin de la Bibliothèque royale font feu sur un groupe nombreux où se trouvent mélangés des fuyards des combats, des voisins et des curieux. Ils tuent Juan Antonio Álvarez, jardinier d’Aranjuez, et le septuagénaire napolitain Lorenzo Daniel, professeur d’italien des infants de la famille royale ; et ils blessent Domingo de Lama, porteur d’eau des cabinets de toilette de la reine María Luisa. Au moment où il veut secourir ce dernier qui rampe sur le pavé en laissant une traînée de sang, Pedro Blázquez, maître d’école, célibataire, est attaqué par un grenadier français qu’il doit affronter avec la seule arme qu’il portait dans sa poche, une lame à tailler les plumes. Poursuivi jusque dans une cour intérieure, Blázquez parvient à semer le grenadier et retourne aider Domingo de Lama, qu’il remet aux soins de voisins. Le maître d’école prend alors le chemin de sa maison, située rue Hortaleza, mais la malchance veut qu’en tournant le coin d’une rue il se trouve face à face avec une sentinelle française postée là, baïonnette au canon. Conscient que, s’il s’écarte, ce dernier lui tirera dessus, Blázquez se colle étroitement à lui, tente de lui planter sa lame dans la gorge et reçoit en retour un coup de baïonnette dans le flanc ; il parvient quand même à se dégager et à fuir par la rue Las Infantas, pour se réfugier chez une personne de sa connaissance, Teresa Miranda, célibataire, maîtresse dans une école de filles. Terrorisée par le tumulte, l’institutrice n’ouvre la porte qu’après s’être fait beaucoup prier et voit Blázquez devant elle, ensanglanté, son taille-plume encore à la main, avec un air qu’elle qualifiera plus tard, en en parlant à des amis, d’« homérique et viril ». En le faisant entrer, et pendant qu’il se met torse nu pour qu’elle panse sa blessure, la célibataire tombe éperdument amoureuse du maître d’école. Le temps des fiançailles dûment respecté et une fois les bans publiés, un an plus tard, Pedro Blázquez et Teresa Miranda se marieront en l’église de San Salvador.

Pendant que Teresa Miranda soigne le coup de baïonnette du maître d’école, dans le centre de la ville les combats se poursuivent. Les troupes impériales ont beau rester déployées dans les grandes avenues, ni les charges de cavalerie ni le feu nourri de l’infanterie ne réussissent à dégager définitivement la Puerta del Sol, où des groupes d’habitants continuent d’attaquer depuis le Buen Suceso et les rues voisines, sans que les énormes pertes et la violence de la riposte qu’ils subissent parviennent à les affaiblir. Même chose place Antón Martín, à Puerta Cerrada, dans la partie haute de la rue Toledo et sur la Plaza Mayor. Sur celle-ci, sous la voûte de la rue Nueva, les artilleurs français d’un canon de huit livres se voient assaillis par une cinquantaine d’hommes déguenillés, sales et hirsutes, qui se sont approchés par bonds, en petites bandes, et en s’abritant sous les porches et les arcades. Il s’agit des prisonniers libérés de la Prison royale proche, sur la place de la Province, qui, après avoir fait un détour, tombent sur les Français avec la sauvagerie propre à leur dure condition, armés de barres de fer, de couteaux et de toutes les armes qu’ils ont pu prendre en chemin. Attaqués de plusieurs côtés à la fois, les artilleurs sont taillés en pièces sans pitié près de leur canon, et dépouillés de leurs vêtements, fusils, sabres et baïonnettes. Après avoir consciencieusement détroussé les cadavres, sans oublier les dents en or, les attaquants, dûment conseillés par un Galicien dénommé Souto – qui affirme avoir servi à bord du vaisseau San Agustín à la bataille de Trafalgar –, retournent le canon et prennent en enfilade le débouché de la rue Nueva sur la porte de Guadalajara, pour tirer sur l’infanterie française qui progresse depuis les Conseils.