Le troisième homme, qui marche au côté des Rejón, s’appelle Mateo González Menéndez, et il est également arrivé hier à Madrid de Colmenar de Oreja, son village, obéissant aux consignes que des siens camarades ont fait circuler parmi les opposants à la présence française et les partisans du roi Ferdinand. Il est chasseur, c’est un homme de la campagne qui s’y connaît en armes, taciturne et solide, et, sous la capote qui le couvre jusqu’aux jarrets, il cache un pistolet chargé. Bien qu’il marche à côté des Rejón comme s’il ne les connaissait pas, tous trois ont fait partie de la petite troupe qui, avec guitares et mandolines, ont donné cette nuit, malgré la pluie, une bruyante sérénade avec force insultes et quolibets, à ce fat de Murat sous les balcons du palais qu’il habite, place Doña María de Aragón, disparaissant dès l’apparition d’une ronde et réapparaissant derechef pour continuer leur tapage. Et cela après avoir copieusement conspué Murat le matin précédent, à son retour de la revue du Prado :
Mosiú Murat, il paraît
Que vous étiez bon cuisinier
Eh bien, on verra si au feu
Vous êtes aussi courageux !
— Marchez sans crainte pour vos jolis petits pieds, ma toute belle, le trottoir est bien pavé, dit Leandro Rejón à une jeune femme qui, vêtue d’une basquine à franges et d’une mantille en laine, panier au bras, traverse un rectangle de soleil.
La femme passe son chemin, mi-dédaigneuse et mi-flattée du compliment – l’aîné des Rejón est un garçon bien planté –, et Mateo González qui a entendu le commentaire la suit du regard avant de se tourner vers les frères, de leur adresser un clin d’œil et de poursuivre au même pas qu’eux. Maintenant, tous trois sourient et se balancent en marchant avec un aplomb viril. Ils sont jeunes, forts, ils sont alertes et en bonne santé, et la vue d’une jolie femme leur réjouit le cœur. La journée commence bien, pense le cadet des Rejón. Pour célébrer ça, il sort de sous sa capote une gourde de rouge de Valdemoro, à moitié vide à l’issue de la longue nuit et du charivari en l’honneur de Murat.
— On se rince le gosier ?
— Quelle question ! – Leandro Rejón lance un regard faussement fortuit à Mateo González. – Hé, vous, l’homme, ça vous dirait de boire un coup ?
— C’est pas de refus.
— Alors allez-y, si le cœur vous en dit.
Ces trois hommes qui marchent sans hâte vers la Puerta del Sol en se passant la gourde et en s’arrêtant pour rejeter la tête en arrière et, d’un habile coup de poignet, faire gicler le vin qu’ils boivent à la régalade, sont loin d’imaginer que, dans trois jours, accusés de rébellion, deux d’entre eux, les frères Rejón, seront traînés hors de leur maison de Leganés et fusillés par les Français, et que Mateo González mourra quelques semaines plus tard des suites d’un coup de sabre, à l’hôpital du Buen Suceso. Pour le moment, gourde en main, ils ont bien d’autres chats à fouetter. Avant que ne se couche le soleil qui vient de se lever, les trois navajas d’Albacete qu’ils portent glissées dans leurs ceintures ruisselleront de sang français. Au cours de la journée qui commence – après la pluie, le beau temps, a dit l’aîné des Rejón en regardant le ciel, mais il pleuvra de nouveau la nuit prochaine –, ces trois futures morts, comme bien d’autres qui s’approchent, seront déjà largement vengées d’avance. Et après encore, pendant des années, une nation entière continuera de les venger.
En prenant son petit déjeuner, Leandro Fernández de Moratín se brûle la langue avec le chocolat, mais il réprime le blasphème qui lui vient aux lèvres. Non qu’il craigne Dieu : ce sont les hommes qui lui font peur, pas Dieu. Et il n’a aucune sympathie pour l’eau bénite et les sacristies. Le fait est que la réserve et la prudence sont des traits marquants de son caractère, avec une certaine timidité qui lui vient d’avoir été, à quatre ans, défiguré par la petite vérole. C’est peut-être pour cela qu’il est toujours célibataire, en dépit de ses quarante-huit ans passés. Pour le reste, c’est un homme de bonne éducation, cultivé et tranquille ; tout comme le sont les personnages des œuvres qui lui ont valu la réputation, contestée par ses nombreux adversaires, d’être le plus grand auteur de théâtre de son temps. La première de la pièce Le Oui des jeunes filles est encore considérée comme l’événement théâtral le plus important et le plus discuté du moment ; et ces choses-là, en Espagne, vous rapportent plus de fiel que de miel, tant elles suscitent de jalousies. Voilà pourquoi, dans les circonstances présentes, la crainte du monde et de ses méchancetés rôde dans l’esprit de l’homme qui, en robe de chambre et chaussons, est en train de boire son chocolat à petites gorgées. Être un auteur en renom, jouissant, de plus, des faveurs du Premier ministre Godoy, tombé ensuite en disgrâce, arrêté et finalement expédié en France par Napoléon, rend inconfortable la position de Moratín, qui a des ennemis mortels dans le microcosme des lettres. Surtout depuis qu’à cause de ses goûts personnels et de ses idées plus artistiques que politiques – de ces dernières, il est totalement dépourvu, à part celle d’être toujours l’ami du pouvoir constitué, quel qu’il soit – on lui colle, non sans raison, l’étiquette d’afrancesado, qui, dans ces temps troublés, est devenue dangereuse. Depuis l’algarade subie hier par Murat et les attroupements de citadins qui vocifèrent contre les Français, Moratín craint pour sa vie. Les amis qu’il fréquente à la taverne de San Esteban lui ont conseillé de ne pas sortir de sa maison – au numéro 6 de la rue Fuencarral entre les rues San Onofre et Desengaño –, mais même cela ne garantit rien. Aux disgrâces qui l’accablent ces derniers temps s’ajoute le voisinage d’une borgne qui vend du lait de chèvre sous le porche d’en face : cette femme bavarde à la langue venimeuse exhorte depuis plusieurs jours les voisins à donner une bonne leçon à ce Moratín, créature de Godoy – la chevrière appelle le ministre qui vient de tomber par son sobriquet populaire, El Choricero, « l’homme au chorizo » – et des « porteurs de guêtres » : c’est-à-dire des afrancesados qui ont vendu l’Espagne et le bon roi Ferdinand, que Dieu le garde, à ce maudit Napoléon.
Laissant sa tasse en porcelaine de Chine sur le plateau, Moratín se lève et fait quelques pas vers le balcon. Soulagé, sans écarter tout à fait les rideaux, il constate que l’échoppe de la laitière est fermée. Elle est peut-être partie rejoindre les gens qui se rassemblent à la Puerta del Sol. La confusion, les rumeurs et la haine font de Madrid entier un chaudron en ébullition, et ça ne peut que mal se terminer pour tout le monde. Fasse le Ciel, se dit le littérateur, que ni la Junte de Gouvernement ni les Français – auxquels, de toute manière, il fait plus confiance qu’à la Junte – ne perdent le contrôle de la situation. Le souvenir des horreurs populaires de 1792, qu’il a vécues de près à Paris, le fait frémir. Son caractère d’homme cultivé, formé par les voyages, policé et prudent, s’affole à l’idée des excès, qu’il craint pour bien les connaître, du peuple quand il se déchaîne : la calomnie jette le doute sur la réputation la plus solide, la cruauté revêt le masque de la vertu, la vengeance se substitue à la balance de la Justice, et la célébrité, quand elle est contestée, a souvent des conséquences funestes. Si tout cela a été possible dans une France façonnée par les idées des Lumières et par la Raison, Moratín s’effraye de ce que peut produire une explosion populaire en Espagne où la population analphabète et primitive obéit plus au cœur qu’à la tête. Déjà, dans la nuit du 19 mars, quand le soulèvement d’Aranjuez a fait tomber son protecteur Godoy, Moratín a eu l’occasion d’entendre, sous sa fenêtre, son nom crié par les mutins, et il a tremblé à la pensée d’être arraché de chez lui et traîné par les rues. Pour avoir vu comment la populace déchaînée exerce la souveraineté quand elle s’en empare, il est terrorisé. Et ce matin, le cauchemar semble être sur le point de se reproduire, tandis qu’il reste immobile derrière les rideaux, le front glacé et le cœur frémissant d’inquiétude. Dans l’attente.