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— De la mitraille !… Mettez de la mitraille, c’est ce qui fait le plus de dégâts !… Et refroidissez le canon avant, pour que la poudre ne s’enflamme pas !… C’est ça !… Et maintenant, le boutefeu !…

Encouragés par leur férocité, d’autres civils isolés ou en déroute grossissent la bande retranchée dans l’angle nord-ouest de la place. Aux prisonniers viennent ainsi s’ajouter, entre autres, les Asturiens Domingo Girón, âgé de trente-six ans, marié, charbonnier de la rue Bordadores, et Tomás Güervo Tejero, vingt et un ans, domestique de M. Laforest, ambassadeur de France. Et d’autres encore, qui accouraient par la rue Postas après une nouvelle charge française qui les avait dispersés : le Murcien Felipe García Sánchez, quarante-deux ans, invalide de la 3e compagnie, et son fils – cordonnier de son métier – Pablo Policarpo García Vélez, le boulanger Antonio Maseda, le bourrelier Manuel Remón Lázaro et Francisco Calderón, cinquante ans, mendiant attitré sur les marches de San Felipe.

— Dites donc, les amis, ils font quoi, les militaires ? Ils sortent pour nous aider, oui ou non ?

— S’ils sortent ?… Y a qu’à regarder. Ici, les seuls qui sont sortis, ce sont les gabachos !

— Pourtant, sur la place de la Cebada, je viens de croiser des Gardes wallonnes…

— Des déserteurs, sûrement… Et qui seront fusillés s’ils se font prendre ou quand ils rentreront à la caserne.

C’est finalement une force importante qui se rassemble dans cet angle de la Plaza Mayor et qui, même mal organisée et plus mal armée encore, impose le respect aux Français venant de la porte de Guadalajara et les oblige à se retirer sur les Conseils. Enhardis, des prisonniers s’aventurent sous les arcades et agressent les retardataires dans des combats confus à l’arme blanche, baïonnettes contre navajas, entre la rue de la Platería et la place San Miguel. Ce va-et-vient, qui dégage une partie de la Calle Mayor, permet de transporter des blessés dans la pharmacie de don Maríano Pérez Sandino, rue Santiago, que son propriétaire garde ouverte depuis le début des combats. Parmi ceux qui sont soignés là figure Manuel Calvo del Maestre, employé aux archives du ministère de la Guerre et vétéran de la campagne du Roussillon, dont une balle a arraché une joue. Peu de temps après arrivent le bourrelier Remón, qui a perdu tous les doigts d’une main, tranchés net par un sabre, et le valet de l’ambassade française Tomás Güervo, qui hurle de douleur en tenant ses tripes à deux mains. Comme le dit le prisonnier Francisco Xavier Cayón qui amène le blessé : il ressemble à un cheval de picador encorné par un taureau.

— Halte au feu ! Ne gaspillons pas les cartouches !

À plat ventre au coin des rues San José et San Bernardo, au bout du mur de clôture de Monteleón, les hommes du groupe de José Fernández Villamil chargent leurs fusils et tirent, rendus sourds par les détonations, les yeux irrités par la fumée de la poudre. Ils sont sortis du verger de Las Maravillas de leur propre initiative, avant le temps fixé, et tiraillent à l’aveuglette en gaspillant leurs munitions. Les Français qui arrivaient à proximité du parc – vingt hommes et un officier qui voulaient pénétrer dans l’enceinte – ont disparu depuis longtemps au bas de la rue, chassés par les tirs, à l’exception de deux corps immobiles qui gisent sur la chaussée, près du couvent, et d’un blessé qui rampe vers la fontaine de Matalobos. L’hôtelier de la place Matute finit par obtenir de ses hommes qu’ils cessent de tirer. Ils se relèvent, déconcertés. Dans la confusion de la première fusillade, ils sont tous sortis dans la rue en contrevenant aux ordres exprès du capitaine Velarde, qui étaient de rester cachés dans le verger du couvent. En réalité, l’escarmouche, dont le feu a été intense, n’a pas duré plus d’une minute ; mais les tirs se sont prolongés un moment, et sans objet, à cause de l’ardeur des volontaires que seuls les avertissements des soldats de la caserne ont empêchés de se lancer dans la rue San Bernardo à la poursuite des Français en fuite.

— Ils courent comme des lapins !

— Nos bons souvenirs à Napoléon, les mosiús !

— Les lâches !… On leur a flanqué la pâtée !

Les portes du parc s’entrouvrent et le capitaine Daoiz, visage fermé, sort et se dirige à grandes enjambées vers Fernández Villamil et ses gens. Il est tête nue et, malgré les épaulettes de sa veste bleue, le sabre et les hautes bottes, sa petite taille n’en imposerait guère, s’il n’y avait l’autorité qui se dégage de son air décidé et du regard furibond qu’il darde sur les civils.

— Ne vous avisez plus de désobéir à mes ordres !… Vous m’entendez ?… Ou vous vous soumettez à la discipline militaire, ou vous rentrez tous chez vous !

L’hôtelier proteste faiblement, approuvé par ses hommes. Ils voulaient juste aider, argumente-t-il.

— Les Français, le coupe Daoiz, le capitaine Goicoechea et ses Volontaires de l’État s’en sont chargés, et très bien. Ici, chacun a sa mission. La vôtre est de rester dans le verger, comme vous l’a dit le capitaine Velarde, jusqu’à ce que sortent les canons.

— Mais puisqu’on les a fait détaler ! Ils ne reviendront pas de sitôt !

— C’était seulement une patrouille perdue. Il en viendra d’autres, je vous en fiche mon billet. Et ça ne sera pas aussi facile de les faire fuir la prochaine fois… Il vous reste des munitions ?

— Un peu, monsieur l’officier.

— Eh bien, ne gâchez plus celles que vous avez. Aujourd’hui, chaque balle vaut une once d’or. Compris ?… Et maintenant, retournez immédiatement à vos postes.

— À vos ordres !

— C’est ça. On verra si c’est vrai. À mes ordres.

Du premier étage de la maison voisine, sur le balcon protégé par les matelas de don Curro García, le jeune Francisco Huertas de Vallejo assiste à la discussion entre l’artilleur et les hommes de Fernández Villamil. Assis par terre, adossé au mur et le fusil entre les jambes, il éprouve une étrange sensation d’euphorie. Pendant l’escarmouche, il a tiré deux des vingt cartouches qu’il avait dans ses poches et, maintenant, il porte à ses lèvres le troisième verre d’anis que le maître de maison vient de lui offrir ainsi qu’à l’ouvrier typographe Gómez Pastrana. Pour fêter, explique-t-il, leur baptême du feu.