Выбрать главу

— Il a raison, ce capitaine, philosophe don Curro en fumant lentement le reste de son havane. Sans discipline, l’Espagne serait foutue.

Cette fois, Francisco Huertas goûte à peine l’alcool. Du monde arrive de l’autre bout de la rue et appelle, près du couvent de Las Maravillas. Les trois hommes empoignent leurs armes et se lèvent pour regarder du haut du balcon. Les nouveaux arrivants, essoufflés, sont l’étudiant José Gutiérrez, le perruquier Martín de Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio, qui étaient en avant-poste au coin des rues San José et Fuencarral. Ils ont l’air très pressés.

— Les gabachos !Il en vient d’autres !… Maintenant, c’est au moins un régiment !

En un clin d’œil, la rue se vide. Le capitaine Daoiz donne trois ou quatre ordres secs et se dirige lentement vers la porte du parc, très calme et le pas assuré. José Gutiérrez et ses compagnons entrent dans le verger du couvent avec le groupe de l’hôtelier Villamil. Aux balcons et aux fenêtres, soldats et civils se baissent, pour se dissimuler du mieux qu’ils peuvent.

— Nous voulions danser ?… Eh bien, voilà la musique qui arrive ! commente don Curro en armant son fusil de chasse après avoir éclusé, le regard un peu trouble, son quatrième verre d’anis.

Au moment où les portes de Monteleón se referment derrière Luis Daoiz, le lieutenant Rafael de Arango, qui surveille le transport des charges de poudre pour les boulets de canon et les fait déposer dans un lieu sûr près de l’entrée, observe que Pedro Velarde va à la rencontre de son supérieur, que tous deux discutent à voix basse et que Daoiz a un hochement de tête affirmatif et résolu en indiquant les quatre canons en position sous le porche. Après quoi, les deux capitaines s’approchent des pièces fraîchement graissées, astiquées et luisantes sur leurs affûts.

— Les militaires, rassemblement ! ordonne Daoiz.

Surpris, Arango, Velarde et les autres officiers, les seize artilleurs et les Volontaires de l’État s’alignent en deux formations, près des canons. Le capitaine Goicoechea et les siens se montrent aussi aux fenêtres. Daoiz avance de trois pas et regarde les hommes presque un par un, impassible. Puis il tire son sabre de son fourreau.

— Jusqu’à présent, dit-il d’une voix haute et claire, tout ce qui s’est produit ici l’a été sous mon entière responsabilité, et j’en répondrai devant mes supérieurs, ma patrie et ma conscience… Pour ce qui va se passer désormais, les choses sont différentes. Celui qui répondra oui à l’appel que je vais lancer ne pourra pas revenir en arrière… Est-ce clair ?

Une pause. Le silence est mortel. On commence à entendre au loin le roulement d’un tambour qui approche. Tous savent que c’est un tambour français.

— Vive le roi Ferdinand VII ! crie Daoiz. Vive la liberté de l’Espagne !

Le lieutenant Arango, naturellement, crie comme les autres. Il sait qu’à partir de cet instant il ne pourra plus alléguer qu’il n’a fait qu’exécuter les ordres, mais l’honneur militaire l’empêche d’agir autrement. Aucun autre, officier ou soldat, n’est resté muet ; deux sonores vivats ont, en réponse, ébranlé la cour. Incapable de se contenir, exalté comme toujours, Pedro Velarde se détache de son rang, tire son épée et la lève pour la croiser avec le sabre de Daoiz.

— Plutôt morts qu’esclaves ! s’écrie-t-il à son tour.

Un troisième officier sort des rangs. C’est le lieutenant Jacinto Ruiz qui, d’un pas que la fièvre rend vacillant, rejoint les deux capitaines, tire également son sabre et en croise la lame avec des deux autres. Soldats et officiers les acclament. Quant à Rafael de Arango, il demeure immobile à sa place, le sabre au fourreau. Résigné. Le jeune homme a la bouche sèche et amère comme s’il avait mâché des grains de poudre. Il se battra, c’est sûr, puisque c’est inévitable. Jusqu’à la mort, comme c’est son devoir. Mais maudit soit le sort qu’il l’a conduit à mourir ici.

Impressionnés, bouche bée de stupéfaction, le marchand de charbon Cosme de Mora et ses hommes, tête baissée et silencieux, épient les Français par les fentes des portes et des volets fermés des fenêtres. Les quinze hommes, parmi lesquels figurent Antonio et Manuel Amador avec leur petit frère Pepillo, occupent un atelier de sparterie qui donne sur la rue San José, au rez-de-chaussée d’une maison voisine du couvent de Las Maravillas.

— Sainte Vierge, priez pour nous ! murmure entre ses dents le charpentier Pedro Navarro.

— Silence, nom de Dieu !

Les Français qui arrivent de la rue Fuencarral sont nombreux. Au moins une compagnie entière, estime le portier de tribunal Félix Tordesillas, qui a eu, dans sa jeunesse, quelque expérience militaire. Ils marchent au tambour et en rangs, arrogants, drapeau tricolore déployé. À l’étonnement des civils qui les observent cachés, tous, officiers et soldats, portent le haut shako caractéristique des Français, mais leurs vestes d’uniforme ne sont pas bleues, elles sont blanches avec des revers boutonnés azur. Ils sont précédés de sapeurs qui portent des haches et de deux officiers.

— Ceux-là ont vraiment l’air mauvais, chuchote Cosme de Mora. Que personne ne tire, et pas un bruit, sinon nous sommes cuits.

Le tambour français s’est tu et, par les fentes, ils voient les deux officiers s’avancer vers la porte de la caserne, appeler d’une voix forte en frappant à coups de poings, et inspecter les alentours. Puis l’un des officiers profère un ordre, et une vingtaine de sapeurs et de soldats commencent à donner des coups de hache. Dans la sparterie, monté sur un tas de sacs de jute neufs, un œil collé à la fente du volet, le blanchisseur Benito Amégide y Méndez se passe la langue sur les lèvres et chuchote avec son voisin le barbier Jerónimo Moraza.

— Est-ce que tu crois qu’à l’intérieur, ils vont…

Un coup de tonnerre lui coupe le souffle et la parole, tandis que l’onde de choc de trois explosions successives, répercutées par les murs de la rue, fait voler en éclats les vitres des fenêtres et répand une nuée de gravats, de morceaux de bois, de plâtre et de briques qui retombent en crépitant. Hébétés, sans prendre le temps de se remettre de leur surprise, Cosme de Mora et ses hommes se précipitent dans la rue, fusils à la main, et ce qu’ils voient les laisse stupéfaits : les portes du parc ont disparu et, sous l’arc de fer forgé, ne pendent plus que des pans de bois brisés accrochés à leurs gonds. Devant, dans un espace semi-circulaire de quinze à vingt mètres, le sol est jonché de décombres, de sang et de corps mutilés, tandis que les Français survivants courent en se bousculant dans un désordre total.

— Ils leur ont tiré dessus de l’intérieur !… Ils ont fait tirer les canons à travers les portes !

— Vive l’Espagne ! Tuez-les tous ! En avant ! En avant !

La rue se remplit de civils qui tirent sur les fuyards et les poursuivent jusqu’à la fontaine Neuve de Los Pozos, au croisement de la rue Fuencarral. L’enthousiasme est délirant. Des maisons sortent des hommes, des femmes et des enfants qui s’emparent des armes abandonnées par l’ennemi en déroute, tirent sur les Français encore en vue, achèvent les blessés à coups de navajas et de coutelas, et dépouillent les corps de tout ce qui peut servir, armes, munitions, argent, bagues ou uniformes intacts.

— Victoire ! Ils s’enfuient !… Victoire !… À mort les gabachos !

En toute naïveté, la foule – d’autres groupes d’habitants viennent maintenant se joindre aux civils armés – veut courir derrière les Français et les pourchasser jusqu’à leurs casernes. Le lieutenant Arango, que Daoiz a fait sortir avec plusieurs artilleurs pour l’en empêcher, doit se démener pour convaincre les gens de revenir à la raison.

— Ils ne sont pas battus ! s’époumone-t-il à en perdre la voix. Dès qu’ils se seront réorganisés, ils vont revenir ! Ils vont revenir !